Grande première en Union Européenne qui porte si haut les valeurs de La Démocratie : un scrutin démocratique a été purement et simplement supprimé parce que le résultat ne convenait pas.
Călin Georgescu, ancien expert en développement durable à l’ONU avait mené sa campagne sur la paix et sur la nécessité de rétablir le dialogue avec la Russie ; sans demander de sortir de l’OTAN, Georgescu critiquait l’hystérie autour de la « menace russe » et condamnait l’installation par l’OTAN en Roumanie du "bouclier anti-missile", en la considérant comme une mesure de confrontation et non de défense : un dangereux extrémiste donc.
Le 5 décembre, le Département d’Etat US mettait en garde la Roumanie contre les « graves conséquences négatives » qu’entraînerait l’accession de Georgescu à la présidence : « Les progrès durement acquis par la Roumanie pour s'ancrer dans la communauté transatlantique ne peuvent être remis en cause par des acteurs étrangers qui cherchent à détourner la politique étrangère de la Roumanie de ses alliances occidentales » - les Etats-Unis ne se comptent manifestement pas parmi les « acteurs étrangers ». Le lendemain la Cour Constitutionnelle de Roumanie annulait les résultats du premier tour, relançant l'ensemble du processus électoral, sur base d’accusations d’ingérence russe.
Guerre hybride de Poutine
L’événement est aussi extraordinaire que l’absence de réaction qu’il a suscitée. Et pour cause : la victoire attendue de Georgescu a été présentée comme le résultat d’une manipulation russe sophistiquée. La Cour constitutionnelle a basé sa décision sur un dossier des services de renseignement signalant l'existence d'une campagne électorale intense sur TikTok en faveur de Georgescu, sans toutefois fournir la moindre preuve formelle d’ingérence étrangère. En clair, on soupçonne la Russie d’avoir boosté ‘son’ candidat en achetant et coordonnant sa campagne. Dès lors, l’annulation de l’élection n’est plus une atteinte à la démocratie, mais tout au contraire, une défense de la démocratie contre les attaques hybrides de la Russie !
L’argument est doublement intéressant. Tout d’abord, et même si la Russie avait réellement financé la campagne de Georgescu, l’utilisation massive des réseaux sociaux dans les campagnes électorales, avec plus ou moins de vrai/faux ‘followers’ est devenue monnaie courante dans les pays démocratiques. On peut le déplorer, mais il en va ainsi même en Belgique, même aux Etats-Unis, temple incontesté de la Démocratie. Somme toute Mr Georgescu est accusé d’avoir mené une campagne de marketing plus efficace que ses concurrents - et pour beaucoup moins cher: selon le rapport des services de renseignements eux-mêmes, sa campagne TikTok aurait coûté environ 1,5 million de dollars, pendant que les deux principaux partis en recevaient 17 millions en subventions publiques ! Ces Russes sont décidément trop pingres.
Mais le plus drôle, c’est qu’il a été finalement établi2 que cette campagne TikTok avait été financée... par le parti national libéral, membre de la coalition au pouvoir en Roumanie, qui espérait ainsi, en propulsant un candidat indépendant et jugé inoffensif, nuire à ses adversaires sociaux-démocrates. Le succès de la manœuvre a apparemment dépassé les espérances : qui eût cru que les Roumains soient tellement réceptifs à un discours pour la paix ?
Le précédent roumain
La Roumanie a un intérêt particulier pour l’OTAN : en plus d’être la plaque tournante pour la fourniture militaire à l’Ukraine, en plus d’être l’un des pays hôtes du « bouclier anti-missile », dispositif essentiel dans une future confrontation directe avec la Russie, ce pays est également en train de développer sur la Mer Noire ce qui doit devenir la plus grande base de l'OTAN en Europe : l’OTAN ne peut quand même pas laisser la volonté populaire en faveur de la paix compromettre un si bel avant-poste !
L’absence de condamnation de ce coup dans la classe politico-médiatique européenne est particulièrement inquiétante. Le précédent roumain pourra demain être utilisé dans un autre pays de l’UE, si le résultat d’élections démocratiques n’est pas conforme à la volonté de l’OTAN. « On l’a fait en Roumanie, il faudra le faire si c’est nécessaire en Allemagne » a déjà lancé l’ancien commissaire européen Thierry Breton3, face au danger fasciste - surtout dangereux apparemment car favorable à la paix avec la Russie, ce qui est paradoxal pour des héritiers présumés d’Adolph Hitler.
"Les fascistes de demain s'appelleront eux-mêmes antifascistes". Cette citation prêtée à Winston Churchill est probablement apocryphe, mais elle résonne singulièrement aujourd’hui. La démocratie brandie en étendard par l’UE apparaît de plus en plus comme le décor dans The Truman Show : il ne faut pas s’approcher trop près des murs.
1. AFP, 5/12/2024.
2. https://www.politico.eu/article/investigation-ties-romanian-liberals-tiktok-campaign-pro-russia-candidate-calin-georgescu/
3. https://www.cnews.fr/monde/2025-01-09/la-fait-en-roumanie-il-faudra-le-faire-si-cest-necessaire-en-allemagne-thierry