| imprimer  Européens, encore un effort si vous voulez vous joindre au genre humain Jean Bricmont1 mars 2003
 On raconte l'histoire d'un athée anglais à qui un croyant demandait 
  quelle serait sa réaction lorsque, après sa mort, il se trouverait 
  en présence de Dieu le Père et de tous les saints. Il répondit 
  qu'il leur dirait simplement : " Messieurs, je me suis trompé 
  ". De même, je reconnais volontiers m'être trompé à 
  propos de la résolution 1441 des Nations Unies qui autorise les inspections 
  actuelles en Irak. Pas sur l'essentiel, à savoir le fait que cette résolution 
  est inique et que l'idée de désarmer l'Irak et lui seul, vu les 
  menaces qui pèsent sur ce pays et vu les armes de destruction massives 
  possédées par Israël, est typique d'une mentalité 
  coloniale : nous pouvons vous menacer, mais vous n'avez pas le droit 
  de vous défendre, ce qui est un corollaire du fait que nos dirigeants 
  ont des intentions nobles (par définition) et les vôtres pas. Il 
  n'y a pas non plus de doute que, pour les États-Unis, cette résolution 
  n'était qu'une façon de donner une façade légale 
  à une guerre décidée depuis longtemps.  Mais j'avais sous-estimé différents facteurs : d'abord, 
  réaction des Irakiens et du monde arabe. La diplomatie irakienne a été 
  tout sauf idiote : ils ont fait la paix avec leurs voisins, même 
  avec le Koweït, et ont accepté toutes les humiliations liées 
  à l'application de 1441. Mais cette souplesse tactique permet de retourner 
  l'arme de l'humiliation contre l'Occident : lorsque les inspecteurs 
  arrêtent des cours et des examens pour fouiller dans les bancs des étudiants, 
  l'effet dans le monde arabe est d'augmenter la sympathie pour l'Irak.. Ce qui 
  fait que maintenant, même dans les milieux dirigeants occidentaux, on 
  se rend compte que la guerre pourrait avoir des conséquences dangereuses, 
  au moins à long terme, et ne se résume peut-être pas à 
  une simple opération de police pour " libérer " le peuple 
  irakien de la dictature du méchant Saddam Hussein. Ceux parmi les défenseurs 
  autoproclamés des droits de l'homme qui persistent à croire ce 
  genre de choses n'ont qu'à faire un tour dans les quartiers musulmans 
  de nos villes pour voir combien ils sont attendus en libérateurs dans 
  le monde arabe. On leur répondra par un slogan entendu mille fois dans 
  les manifestations anti-guerre : " libérez la Palestine 
  ". Il est tout à fait possible qu'une partie des Irakiens, même une 
  majorité, soient soulagés si la guerre se termine rapidement et 
  qu'ils se résignent à une occupation américaine, ou même 
  l'acceptent comme un moindre mal, si elle est accompagnée d'une levée 
  de l'embargo. Mais cela ne résoudra aucun problème à long 
  terme. En particulier, c'est une illusion de croire qu'une véritable 
  démocratie pourrait s'installer en Irak sous égide américaine, 
  car il y a deux choses que le monde arabe veut et dont les Américains 
  ne veulent en aucun cas : réellement contrôler leur pétrole 
  et soutenir la résistance palestinienne. De plus, toute l'opération (la guerre de 91, le désarmement unilatéral 
  et l'embargo ayant pour but affaiblir l'Irak et le coup final porté aujourd'hui) 
  sera vue dans le monde musulman, et cela avec raison, comme un chapitre de plus 
  dans une longue histoire de domination qui inclut l'offensive de Suez en 1956, 
  la création d'un Koweït " indépendant " (par les 
  Britanniques en 1961), les interventions au Liban (dont l'invasion israélienne 
  en 1982), la mise en place de régimes néo-coloniaux, les menaces 
  sur la révolution nationaliste en Irak (bien avant Saddam Hussein), la 
  création de l'État d'Israël et le soutien constant à 
  celui-ci, ainsi qu'aux monarchies pétrolières les plus obscurantistes. J'avais sous-estimé aussi l'arrogance et l'incompétence de l'administration 
  américaine, ainsi que les effets que cela produirait. Qu'à court 
  d'arguments, les services d'espionnage les plus puissants de l'histoire, munis 
  de moyens électroniques super sophistiqués, en viennent à 
  plagier un travail d'étudiant vieux de plus de 10 ans était quand 
  même difficile à prévoir (ah si seulement nos penseurs néo-libéraux 
  pouvaient s'indigner devant tant d'incompétence bureaucratique, ayant 
  lieu de plus dans leurs pays modèles !). Qu'en plus de cela, 
  les États-Unis poussent huit gouvernements européens à 
  les soutenir contre l'immense majorité de leurs opinions publiques était 
  au moins aussi stupide que n'était intelligente la diplomatie irakienne. Finalement, j'avais sous-estimé la force du mouvement alter-mondialiste 
  et sa capacité à se mobiliser sur les problèmes de paix 
  et de guerre. Après tout, le début de ce mouvement remonte à 
  1999, lors des manifestations de Seattle. L'année 1999, c'est aussi l'année 
  de la guerre du Kosovo, qui était encore moins légitime aux yeux 
  du droit international que la guerre à venir, mais qui n'avait suscité 
  que de faibles protestations. Il a fallu un temps pour, qu'à l'intérieur 
  de ce mouvement, on prenne conscience du fait que l'ordre économique 
  injuste qui est dénoncé ne peut être maintenu, in fine, 
  que par un rapport de force dont larmée américaine est l'ultime 
  rempart. Reste à savoir où les événements récents 
  vont nous mener. Il n'est pas clair que les gouvernements européens aient 
  mesuré les conséquences de leur embryon de rébellion. Les 
  États-Unis ont plus d'un tour dans leur sac et il reste à voir 
  comment ils vont faire payer cette désobéissance à leurs 
  chers alliés (au moyen de boycotts par exemple ou en essayant de chasser 
  la France de son pré carré africain) ; le principal crime de la 
  France et de l'Allemagne est sans doute que leur fronde libère la parole 
  de pays du tiers-monde dont les gouvernements peuvent enfin dire ce que leur 
  population pense, sans risquer d'être en première ligne face à 
  la colère américaine. D'autre part, les gouvernements européens 
  rebelles ont, après des décennies dominées par des mesures 
  de régression sociale, enfin pris une mesure réellement populaire. 
  Revenir en arrière risque d'être aussi délicat que daller 
  de lavant. Mais, à moins d'un retournement de situation toujours possible (une 
  capitulation de l'Europe ou de l'Irak), pour les peuples du monde entier, les 
  événements récents pourraient être une victoire sans 
  précédent depuis la fin de la guerre du Viêt-Nam. En effet, 
  les États-Unis risqueraient alors de perdre la guerre avant de la commencer. 
  En effet, imaginons par impossible qu'ils renoncent à attaquer et que 
  le gouvernement irakien reste en place. Que vont penser les Brésiliens, 
  les Argentins, les Vénézuéliens, les Palestiniens et, de 
  façon croissante, les autres peuples du tiers-monde? Que l'empire américain 
  n'est pas invincible après tout et que les transformations sociales et 
  politiques auxquelles ils aspirent ne seront plus nécessairement bloquées, 
  comme elles l'ont été tant de fois dans le passé, par une 
  intervention des États-Unis. Et c'est bien pour cela, plus encore que 
  pour les raisons traditionnellement invoquées (le pétrole, Israël, 
  etc.), que la guerre est inévitable. Mais si la guerre est menée 
  sans l'aval du Conseil de Sécurité de l'ONU, elle sera extrêmement 
  impopulaire, même aux États-Unis. Leur seul espoir résiderait 
  alors dans une guerre-éclair, avec relativement peu de morts visibles, 
  et c'est bien ce vers quoi s'oriente leur stratégie, dite de " choc 
  et peur ". Huit cents missiles de croisière en deux jours pour éliminer 
  tout ce qui rend la vie possible dans une ville relativement moderne comme Bagdad. 
  Éliminer " l'eau et l'électricité " de façon 
  à ce qu'en quelques jours, les Irakiens soient " physiquement, émotionnellement 
  et psychologiquement épuisés ", si l'on en croit des déclaration 
  faite à la chaîne CBS par Harlan Ullman, conseiller de l'armée 
  américaine. Faisant référence à l'effet d'Hiroshima, 
  il souhaite faire en sorte que les Irakiens " abandonnent, pas qu'ils combattent 
  ". Que faire dans le mouvement alter-mondialiste et dans le mouvement de la paix ? 
  Ne pas se laisser impressionner par les cris de victoire qui accompagneront 
  la chute de Bagdad, mais " continuer le combat " en l'approfondissant. 
  On pourrait par exemple créer un mouvement mondial d'opposition aux bases 
  américaines hors de leur territoire. Tout empire a besoin de telles bases, 
  à la fois pour des raisons militaires et comme postes avancés 
  susceptibles d'être attaqués et qui donc ont constamment besoin 
  d'être protégés. On pourrait aussi demander l'analogue de 
  la taxe Tobin pour les dépenses militaires - que les pays les plus puissants 
  diminuent leurs dépenses dans ce secteur et que le montant épargné 
  soit utilisé pour le développement ou pour permettre l'annulation 
  de la dette du tiers-monde. Exiger la production massive de médicaments 
  génériques au lieu de la bloquer. Refuser ce qui sera sûrement 
  l'objet d'appels pressants dans les mois à venir, à savoir une 
  militarisation accrue de l'Europe : personne ne va nous attaquer, donc 
  nous n'avons pas besoin de plus d'armes. En particulier, nous ne devons jamais 
  nous laisser tenter par l'idée de faire dans le tiers-monde ce qu'y font 
  les Américains, mais " en mieux " Au contraire, nous devrions 
  nous unir au reste du monde pour exiger le respect strict du droit international, 
  en particulier par les pays les plus puissants. Tout cela ne se fera pas en un jour et peut paraître utopique. Mais que 
  la rencontre entre la détermination des peuples arabes et le mouvement 
  anti-guerre en Occident arrive à diviser le condominium impérial 
  États-Unis - Europe et à mettre les États-Unis dans l'embarras 
  dans lequel il se trouvent aujourd'hui semblait impossible il y a quelques mois 
  à peine. Après les manifestations du 15 février, le New 
  York Times concédait qu'il y avait peut-être encore deux super-puissances : 
  les États-Unis et l'opinion publique mondiale. Faisons en sorte que la 
  deuxième, qui est la seule légitime, finisse par contrôler 
  la première.
 Jean Bricmont Autres textes de Jean Bricmont sur le site du CSO
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