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La Syrie libérée par al-Qaida Roland Marounek 22 février 2025 « Nous sommes arrivés à Damas, en Syrie, un pays plein d’espoir et d’optimisme pour un avenir meilleur... » Le tweet de notre ancienne ministre des Affaires étrangère et fraiche commissaire européenne à l'aide humanitaire, Hadja Lahbib, exprime bien l’euphorie qui a gagné le camp occidental à l’annonce de la prise de Damas par des groupes officiellement catalogués comme terroristes. On aurait probablement eu quelque mal il y a peu à imaginer que la chute de Damas aux mains du fondateur de la filiale syrienne d’al-Qaida, ‘Abou Mohammed al-Julani’1 provoque un tel enthousiasme dans nos médias et parmi nos hommes et femmes politiques.
Les libérateurs de la Syrie acclamés par nos médias paradent à Damas en brandissant fièrement étendards afghan, tchétchène, ou celui du front al-Nostra (al-Qaida), prétendument dissocié du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) d’al-Joulani ; les milices alliées du HTS n’hésitent pas à contredire ouvertement les propos soudainement tolérants et amoureux de la diversité de leur leader et menacent ouvertement les kuffars chrétiens, chiites, alaouites2 ; d’anciennes vidéos montrent le nouveau ministre de la Justice présidant aux exécutions publiques de femmes adultères dans le gouvernorat d’Idleb où régnait HTS3 ; les images et les témoignages de meurtres et d’exactions contre la minorité religieuse alaouite commis par les factions extrémistes armées affiliées au nouveau gouvernement se multiplient sur le réseau X, faisant craindre un génocide rampant en cours
Le 23 janvier, des hommes armés à bord de camionnettes et de pick-up ont fait une incursion à Fahel, un village alaouite [près de Homs]. Ils ont commencé à tirer au hasard, ont vandalisé des maisons et ont arrêté des dizaines d'hommes. Selon les témoins, les hommes armés ont battu les villageois, hommes, femmes, personnes âgées. Les symboles religieux ont été vandalisés, les maisons pillées. (...) Après le départ des tireurs, les villageois ont dénombré 58 personnes tuées
Mais par bonheur, nos grands médias gardent une respectueuse discrétion sur ce genre de choses; rien ne peut venir tempérer l’enthousiasme de nos politiques : maintenant que la Syrie est a été libérée par al-Qaida, place à l’espoir et à l’optimisme !
Au moment de la prise de Damas, la tête d’al-Julani était toujours mise à prix par les États-Unis pour 10 millions de dollars en tant que « Specially Designated Global Terrorist ». En 2018, l’ex ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian s’inquiétait que les actuels libérateurs de la Syrie puissent réapparaître en France : « l'offensive syrienne et russe [sur Idlib] menacerait la sécurité de l'Europe .... Il y a un risque sécuritaire dans la mesure où dans cette zone se trouvent beaucoup de groupes jihadistes, se réclamant plutôt d'Al-Qaïda, qui sont entre 10.000 et 15.000 et qui sont des risques pour demain pour notre sécurité ». Les jihadistes, c’est tout juste bon pour la Syrie.
La gestion de la perception
Toutes ces réalités gênantes ont été recouvertes par des monceaux de reportages unilatéraux sur la joie des jeunes Syriens, libérés de la tyrannie des Assad, l’ouverture des geôles de l’infâme prison de Sednaya et les récits d’atrocités attribuées aux tortionnaires du "régime". Que ceux-ci soient authentiques ou non, qui s’intéresse encore à ce genre de détail ? Comme lors du "massacre de Timisoara", les médias ne seront pas trop regardants.
Il est certain qu’au moins une partie des Syriens se réjouissent de la perspective d’une levée des sanctions criminelles qui a si bien brisé l’économie, et de la fin de la corruption et du racket, bien réels, de forces de l’ordre que le gouvernement syrien ne parvenait plus à payer - alors qu’en face les jihadistes étaient régulièrement et bien salariés par les généreux sponsors étrangers de "la révolution syrienne".
Il n’y a bien sûr aucune raison de nier l’existence de la torture dans les geôles syriennes. Après tout la Patrie des Droits de l’Homme par excellence a eu recours massivement à la torture lors de la guerre d’Algérie, et y a commis des massacres aveugles à grande échelle. Une guerre, a fortiori une longue guerre civile, engendre des atrocités, de part et d’autre. Mais le tour de passe-passe de la propagande, c’est d’occulter les réalités sous-jacentes en focalisant sur ‘les atrocités’ d’un seul côté, justifiant ainsi une opération de changement de régime par des mercenaires poussés par une idéologie obscurantiste (et des milliers de dollars) - et qui n’ont certainement rien à apprendre des pratiques tortionnaires du régime déchu4.
Dès le début de la guerre civile en Syrie, la guerre de l’image a été à la mesure de l’enjeu. La Syrie laïque, socialisante, alliée de la Russie, opposée à Israël devait être brisée ; et la décision remontait à bien avant le déclanchement du prétendu "Printemps arabe" : en 2006, le général américain Wesley Clark révélait qu'on lui avait remis en 2001 un mémo décrivant « comment nous allons éliminer sept pays en cinq ans. En commençant par l'Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et enfin l'Iran. »5 Damas aujourd’hui, Téhéran demain ?
L’histoire médiatique officielle, ressassée indéfiniment, affirme que la guerre civile syrienne a été provoquée par la répression dans le sang de manifestations pacifiques pour la démocratie. Et pourtant les premières manifestations convoquées le jour de la grande prière à la sortie des mosquées de Deraa, fief des Frères musulmans, étaient clairement de nature sectaire, et comme leur pendant de Benghazi, et n’avaient dès le départ aucune intention d’être pacifiques6. Les premiers incidents ont été amplifiés d’une part par les déclarations incendiaires des Etats-Unis et des pays de l’OTAN, condamnant unilatéralement le ‘régime’, et par de mystérieux snipers qui tiraient sur les participants aux funérailles des premières morts, signature récurrente des tentatives de déstabilisations, du Venezuela (2002) à l’Ukraine (2014).
Mais rien n’y fait : L’image d’une tyrannie sanguinaire qui tire sur son peuple qui réclamait pacifiquement la liberté est indélébile, impossible à remettre en question, et même reprise sans sourciller par quasiment tous les progressistes. Les héritiers de Goebbels ont été d’une remarquable efficacité.
« Nous voulons que les Russes s’en aillent ! »
 « Près de 17 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire [en Syrie]. Je suis ici pour m’assurer que ces personnes reçoivent l’aide urgente dont elles ont besoin » continuait sur X Hadja Lahbib. Pour l’ex-président Biden il s'agit d'une « occasion historique pour le peuple syrien, qui souffre depuis longtemps, de construire un avenir meilleur ».
On est touché par une telle compassion. On en oublierait presque que si 17 millions de Syriens ont un besoin si dramatique d’une aide humanitaire, c’est directement dû aux sanctions économiques imposées par l’Occident, et à la confiscation des terres agricoles et des ressources pétrolières assurées par l’occupation de l’Est de la Syrie par les États-Unis et ses proxies kurdes (avec le concours notamment des F-16 belges), ce qui a fait beaucoup pour compromettre l’avenir meilleur si ardemment souhaité pour le peuple syrien par Mr Biden.
« La Russie a été humiliée en Syrie » : La nouvelle Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, Kaja Kallas ne cherche pas à cacher sa satisfaction. « Ce que nous avons vu en Syrie, c'est que [les Russes] ne sont pas capables de continuer à se battre, qu'ils sont battables, qu'ils peuvent être vaincus et que l'Ukraine peut gagner ! »7
Maintenant que le pays est tombé aux mains des jihadistes, l’Union Européenne envisage la levée des sanctions, avec très probablement une condition centrale : la fermeture des deux bases militaires russes qui lui donnent accès à la Méditerranée. « Nous voulons que les Russes s’en aillent ! », dit ouvertement le ministre des affaires étrangères néerlandais. « Nous serions très satisfaits si les nouvelles autorités les expulsent. Ce sera notre message », exprime un haut responsable de l’UE. « De nombreux ministres ont dit que ce devrait être une condition pour le nouveau leadership syrien » confirme Kaja Kallas.
Le soutien des pays de l’OTAN à la Syrie conquise par les terroristes est tout à fait cohérent avec son soutien à Israël et sa prétendue lutte contre le terrorisme. Les sanctions, ce n’était pas pour les droits de l’homme, la liberté, la démocratie. Qu’importe réellement aux Occidentaux le peuple syrien ? Au bout de 14 ans, ils ont finalement obtenu ce qu’ils voulaient : une défaite de la Russie et la destruction du dernier Etat de la région soutenant la cause palestinienne. Comment ne pas évoquer l’Afghanistan, sciemment détruit pour infliger une défaite stratégique aux Soviétiques ?
La prise de pouvoir par des fondamentalistes encore mal rasés, tout dociles et israélo-compatibles qu’ils essaient de se montrer, offre également un excellente prétexte à Israël et aux Etats-Unis pour prolonger indéfiniment leurs occupations.
« Pays plein d’espoir et d’optimisme pour un avenir meilleur » ? L’Afghanistan 40 ans plus tard n’est toujours pas sorti de cette décision criminelle d’armer les obscurantistes. Dans quelques années les mêmes journaux qui se réjouissent tant aujourd’hui (pour le peuple syrien !) de la chute du "boucher de Damas", sortiront peut-être des articles très compatissants sur une Syrie déchirée par les conflits sectaires et le terrorisme, comme ils le font pour l’Irak, la Libye, la Somalie - sans jamais parvenir à relier les points entre eux.
1. de son vrai nom Ahmed al-Charaa
2. https://x.com/timand2037/status/1880695248420233317
3. https://observers.france24.com/
4. https://stj-sy.org/en/hts-did-not-spare-women-detention-or-physical-abuse/
5. https://arretsurinfo.ch/video-quand-le-general-wesley-clark-devoilait-le-plan-des-etats-unis-pour-envahir-7-pays/
6. Voir le texte de Vladimir Caller dans ce numéro
7. El Pais, 22/12/2024
Roland Marounek Autres textes de Roland Marounek sur le site du CSO
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