L’on se souvient qu’à l’époque où l’Europe était au sommet de sa démesure coloniale, il était courant de classifier le monde en "pays civilisés" (les puissances occidentales), "pays semi-civilisés" (l’empire ottoman par exemple) et les "contrées sauvages" (l’Afrique subsaharienne). Cette habitude demeure aujourd’hui et seuls les mots ont changé : désormais, il y a les "démocraties" (les membres de l’OTAN, bien sûr), les "pays en voie de démocratisation" et les "dictatures".
En outre, certains États considérés comme relevant de la troisième catégorie sont regroupés en un « Axe du Mal » par l’OTAN. Parmi ces États figurent de longue date la Russie, la Chine et la Corée du Nord. Plus récemment l’Iran a été ajouté. Nous allons tenter d’en expliquer les raisons.
L’Iran stigmatisé comme menace pour l’OTAN
Dans le Concept stratégique 2022 de l’OTAN, adopté le 29 juin de cette année-là suite au sommet de Madrid, on peut lire : « La Fédération de Russie constitue la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ». En outre, « la République populaire de Chine affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs ». Deux ennemis de choix… Mais, en page 5, il y a également ceci : « La possibilité que des États ou des acteurs non étatiques hostiles aient recours à des substances ou à des armes chimiques, biologiques, radiologiques ou nucléaires contre l’OTAN demeure une menace pour notre sécurité. L’Iran et la Corée du Nord continuent de développer leurs programmes nucléaires et leurs programmes de missiles ». L’Iran est donc désigné comme une menace aux côtés de la Corée du Nord et d’acteurs non étatiques.
Si le document otanesque ne s’interroge pas sur ce qui amène Téhéran à développer ses programmes militaires, nous, par contre, ne sommes pas dispensés de le faire. L’Iran a en effet subi plusieurs traumatismes qui expliquent largement sa réaction de défense. D’abord, il y a le coup d’Etat de 1953 contre le docteur Mohammed Mossadegh, dirigeant nationaliste laïc qui a tenté de nationaliser le pétrole pour financer des politiques indépendantes. Un complot dans lequel Britanniques et Etatsuniens ont joué un rôle-clé. Ensuite, il y a la guerre Iran-Irak des années 1980. Ce conflit fut une saignée et a été cyniquement entretenu par les dirigeants et marchands d’armes occidentaux. Enfin, il y a l’invasion de l’Irak en 2003 par Washington. Cette agression s’inscrivait dans le projet des néoconservateurs US et israéliens de refaire la carte politique de la région. Et l’Iran se trouvait également parmi les cibles…
Le rapprochement Iran-Russie
Depuis l’avènement de la république islamique en 1979, les relations Moscou-Téhéran ont régulièrement oscillé entre coopération et méfiance. La seconde est dominante jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Puis vient une prudente amélioration. En 2001, le président Mohamad Khatami se rend en Russie. De cette visite ressort un traité fixant les fondamentaux des nouveaux rapports. Ceux-ci généreront une coopération économique, énergétique et militaire.
Cependant, durant les années 2000, Moscou ne prendra pas la défense des Iraniens dans leur volonté de développer un programme nucléaire militaire. De 2008 à 2012, le président russe Dmitri Medvedev tente en effet un rapprochement avec les puissances occidentales. L’échec de cette politique et le naufrage de la Syrie des Assad à partir de 2011 vont imprimer un nouveau cours. Tant les Russes que les Iraniens vont investir des moyens considérables – aériens pour les premiers, terrestres pour les seconds – afin de soutenir Damas, qui leur garantit un accès à la Méditerranée orientale.
A partir de 2013, l’administration d’Hassan Rouhani adopte une posture conciliante vis-à-vis de l’Occident. L’objectif est de desserrer les sanctions qui pèsent sur l’économie du pays. Cela aboutit à la conclusion d’un accord à Vienne en juillet 2015 avec les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne et l’UE. Mais, en mai 2018, l’administration Trump annonce son retrait de cet accord et le rétablissement de nombreuses sanctions. La politique de la main tendue aux USA et à l’UE de Rouhani s’avère être un échec, comme quelques années plus tôt celle de Medvedev. L’Occident n’apprécie guère que l’on veuille discuter avec lui sur une base un tant soit peu égale…
Avec Ebrahim Raïssi, Téhéran décide alors de se tourner vers d’autres partenaires. Des tentatives en ce sens avaient déjà été initiées sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Le rapprochement avec la Chine et la Russie permet à l’Iran d’intégrer, en juillet 2023, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), un organisme de coopération économique et politique créé par la Chine et la Russie, ainsi que de rejoindre le groupe des BRICS (devenu BRICS+) en janvier 2024. Raïssi ayant péri dans un accident d’hélicoptère en mai, Massoud Pezeshkian lui succède et poursuit la coopération avec Moscou. Divers projets logistiques et économiques font l’objet d’accords. Cependant, l’Iran reste un partenaire économique relativement peu important pour la Russie, par rapport à des pays comme la Turquie et les Emirats Arabes Unis.
Les conséquences de l’offensive russe en Ukraine
Il faut noter que l’offensive russe en Ukraine de février 2022 va intensifier les relations. Dès avril, l’Iran fournit à la Russie des obus d’artillerie, des munitions de char, des roquettes non guidées, des pièces détachées ainsi que des bombes pour avions et des missiles. Vient ensuite l’envoi de drones, avec la fourniture d’engins et l’assistance à la production de matériels. Cette intensification s’explique par différents facteurs. Sans doute faut-il mentionner parmi ceux-ci la volonté de contrer la stratégie d’encerclement menée par les Occidentaux, que ce soit par l’OTAN vis-à-vis de la Russie ou par l’axe Washington-Tel-Aviv vis-à-vis de l’Iran. Le 17 janvier 2025, Russes et Iraniens signent à Moscou le Traité de partenariat stratégique global bilatéral. La portée de celui-ci doit cependant être relativisée : il ne mentionne aucune clause de soutien mutuel en cas d’agression ni de mise en place d’une alliance militaire entre les deux États. Le traité formalise plutôt l’évolution des relations sans en créer de nouvelles. Chacun des deux États a ses propres intérêts et ils sont loin de coïncider systématiquement.
Pourtant, malgré ses limites, cette coopération fait grincer des dents aux États-Unis. Prenons Richard Fontaine. Membre du Conseil de Sécurité Nationale (2003-2004) ainsi que du Defence Policy Board du Pentagone, il est depuis 2019 directeur général du think tank Center for a New American Security (CNAS), ayant succédé à Victoria Nuland. Il a co-rédigé avec Andrea Kendall-Taylor, directrice du Programme de Sécurité Transatlantique du CNAS et ancienne officier du renseignement, un article paru dans Foreign Affairs et daté du 23 avril 2024. Le titre est : « L’Axe du Bouleversement. Comment les adversaires de l’Amérique s’unissent pour renverser l’ordre mondial ». Sont pointés du doigt : la Russie, la Chine, la Corée du Nord et… l’Iran.
Israël, l’E3 et la menace d’embrasement régional
Il est un courtisan de la puissance US qui s’acharne depuis 1993 à empêcher tout dialogue avec Téhéran : Israël. Dès le printemps 1995, le régime de Téhéran avait choisi la compagnie US Conoco pour l’exploitation des champs pétrolifères de Sirri. C’était dans le but évident d’améliorer les relations avec Washington. Tel-Aviv fit jouer ses réseaux d’influence et le 14 mars, le président Clinton mit son veto à l’accord avec Conoco. Le lendemain, il signa un décret interdisant aux entreprises étatsuniennes de contribuer à l’exploitation du pétrole iranien. Avec l’arrivée des néoconservateurs au pouvoir en 2001, les USA passent à la stratégie des changements de régime en Asie de l’Ouest. Israël considère cette stratégie comme tout bénéfice pour lui. C’est dans cette optique qu’il faut voir la récente guerre des Douze Jours, qui s’est soldée par un échec cuisant pour Trump et Netanyahou.
Enfin, parmi les autres courtisans bellicistes, il y a l’E3 : la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne. Le jeudi 28 août passé, elles ont publié une déclaration au Conseil de sécurité de l’ONU. Cette déclaration accuse Téhéran de manquer à ses obligations découlant de l’accord de Vienne de 2015 et lui accorde un délai de trente jours pour s’y conformer. Faute de quoi, ce sera le « snapback », le rétablissement des sanctions onusiennes contre l’Iran. Cette décision a quelque chose d’un peu fort de café : ce sont en effet les USA qui se sont unilatéralement retirés de l’accord en 2018. En outre, elle dégage un parfum de cynisme : les Starmer, Macron et autres Merz ont face à eux d’importants problèmes sociaux internes et une profonde indignation due au génocide commis par Israël à Gaza. La tentation est donc grande de stigmatiser des « ennemis extérieurs ». Enfin, elle est dangereuse car elle contribue à une intensification de l’embrasement de la région. Et l’Iran est prêt à la riposte face à l’axe Washington-Tel-Aviv, par exemple en bloquant le détroit d’Ormuz, par lequel passent de 20 à 30% de la consommation mondiale de pétrole par jour…