Alerte Otan n° 96
3ème trimestre 2024
Palestine : Shekels à volonté pour entreprises complices !

A propos du rapport "De l'économie de l'occupation à l'économie du génocide", publié par le Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU, le 16 juin 20251

« Tout ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie, c’est du business »

C’est ce qu’écrit Rami Abou Jamous, dans le journal qu'il tient pour Orient XXI2:

"Le 2 juillet, la coalition actuellement au pouvoir en Israël a refusé une proposition de loi désignant la bande de Gaza comme « zone hostile pour le commerce ».

Alors que cette même coalition ne cesse de dire que Gaza est une zone hostile, dangereuse, qu’il ne faut pas arrêter la guerre, qu’il faut tout détruire, éradiquer le Hamas, et finalement expulser toute la population de Gaza. Mais quand il s’agit de business, c’est différent. C’est une parfaite illustration de l’esprit colonial, mais l’occupation israélienne a quelque chose de particulier."

Selon ce journaliste, fondateur de GazaPress, ce refus de déclarer Gaza "zone hostile pour le commerce" n'a rien de surprenant : il constate tous les jours que, loin d'être "une zone hostile au commerce", Gaza offre de multiples sources de profits aux nombreuses entreprises privées qui greffent leurs activités sur les opérations meurtrières menées par l'armée israélienne.

Parmi ces sources de profit :

La sous-traitance, pour l'armée, de la destruction de maisons à l'explosif et au bulldozer (environ 1.300 euros par maison détruite), d'où "la destruction totale de plusieurs zones…. Plus on détruit, plus on gagne de l’argent." Ainsi que l'évacuation des gravats. "À certains endroits, le terrain est ainsi complètement aplati pour la suite des opérations". Ainsi, près de Rafah, sur un terrain aplati où se trouvait auparavant des maisons, a été installé l’un de ces centres de "distribution d’aide humanitaire" où les Palestiniens sont massacrés par l’armée d’occupation.

Le système des permis, imposé par Israël pour toute activité.

Ainsi, la limitation à 5,5 km de la zone de pêche autorisée aux pêcheurs gazaouis oblige les habitants à acheter du poisson plus cher aux Israéliens.

En Cisjordanie : les propriétaires palestiniens de carrières de pierre blonde – très prisée à Jérusalem – se voient refuser tout permis d'exploitation refusés – ils sont octroyés aux colons, ou à des sociétés étrangères. L'eau cisjordanienne est captée par une société israélienne, distribuée gratuitement aux colons, mais revendue à l'Autorité Palestinienne. Tout produit destiné à la Cisjordanie ou à Gaza doit passer par Israël, qui prélève des droits de douane au nom de l'Autorité Palestinienne – mais ces droits sont, depuis dix ans, confisqués sous prétexte qu'ils serviraient à soutenir les familles de martyres et prisonniers politiques palestiniens.

"De l'économie d'occupation à l'économie du génocide": Le rapport de Mme Francesca Albanese

Ces profits générés grâce à la colonisation et au génocide, qu'Abou Jamous observe depuis ses refuges successifs à Gaza, sont l'objet du rapport que Mme Albanese, Rapporteure spéciale sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a déposé lors de la session du Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU du 16/6 au 11/7/25 ; il enquête sur les mécanismes au moyen desquels de très nombreuses entreprises privées sont enrôlées par Israël dans son projet sinistre de "déplacement et de remplacement visant à déposséder et à effacer les Palestiniens de leurs terres."

Il s'ouvre sur ce constat : "les efforts coloniaux et les génocides qui y sont associés ont toujours été motivés et rendus possibles par le secteur des entreprises. Les intérêts commerciaux ont contribué à la dépossession des peuples et des terres autochtones, un mode de domination connu sous le nom de « capitalisme racial colonial ». Il en va de même pour la colonisation israélienne des terres palestiniennes, son expansion dans le territoire palestinien occupé et son institutionnalisation d'un régime d'apartheid colonial. "

Mme Albanese cible donc "le rôle des entreprises dans le maintien de l'occupation illégale et de la campagne génocidaire en cours à Gaza" et se concentre sur "la manière dont les intérêts des entreprises sous-tendent la double logique de déplacement et de remplacement visant à déposséder et à effacer les Palestiniens de leurs terres. Il traite des entreprises dans divers secteurs: fabricants d'armes, entreprises de technologie, entreprises de construction et de construction, industries extractives et de services, banques, fonds de pension, assureurs, universités et organisations caritatives."

L'activité de ces entités rend possibles "le refus de l'autodétermination et d'autres violations structurelles dans le territoire palestinien occupé, notamment l'occupation, l'annexion et les crimes d'apartheid et de génocide, ainsi qu'une longue liste de crimes accessoires et de violations des droits de l'homme, de la discrimination, des destructions aveugles, des déplacements forcés et du pillage, jusqu'aux exécutions extrajudiciaires et à la famine."

"Si une diligence raisonnable en matière de droits de l'homme avait été exercée…", les entreprises auraient depuis longtemps mis fin à leur collaboration à l'occupation israélienne. Alors que l'absence de pareille diligence les a incitées, après octobre 2023, à "accélérer le processus de déplacement et de remplacement tout au long de la campagne militaire qui a pulvérisé Gaza et déplacé le plus grand nombre de Palestiniens en Cisjordanie depuis 1967."

Le rapport "expose l'intégration des économies de l'occupation coloniale des colons et du génocide. Il appelle à la responsabilité des entreprises et de leurs dirigeants aux niveaux national et international : les efforts commerciaux permettant et tirant profit de l'effacement de la vie d'innocents doivent cesser. Les entreprises doivent refuser d'être complices de violations des droits de l'homme et de crimes internationaux ou d'être tenues pour responsables."

Par "entreprise", il faut entendre "les entreprises commerciales, les sociétés multinationales, les entités à but lucratif et à but non lucratif, qu'elles soient privées, publiques ou publiques. La responsabilité des entreprises s'applique indépendamment de la taille, du secteur, du contexte opérationnel, de la propriété et de la structure de l'entité".

Quant aux fondements juridiques de la responsabilité des entreprises, "la loi régissant la responsabilité des entreprises a des racines profondes dans la relation historique entre la dépossession violente et le pouvoir privé, et l'héritage de la collusion des entreprises avec le colonialisme des colons et la ségrégation raciale…" Une collusion d'autant plus dévastatrice qu'aujourd'hui, "certains conglomérats d'entreprises dépassent le PIB des États souverains, parfois, avec plus de pouvoir – politique, économique et discursif – que les États eux-mêmes… Les entreprises jouissent d’une reconnaissance croissante en tant que titulaires de droits, avec des obligations correspondantes encore insuffisantes. L'asymétrie d'un pouvoir immense sans responsabilité suffisamment justiciable révèle un fossé fondamental en matière de gouvernance mondiale."

Mme Albanese évoque, à l'appui de la responsabilisation des entreprises complices envisagée, d'importants précédents : "Les procès des industriels de l'après-Holocauste ont jeté les bases de la reconnaissance de la responsabilité pénale internationale des dirigeants d'entreprise pour leur participation à des crimes internationaux. En s'attaquant à la complicité des entreprises dans l'apartheid, la Commission sud-africaine Vérité et réconciliation a contribué à façonner la responsabilité des entreprises en matière de violations des droits de l'homme. L'augmentation du nombre de litiges aux niveaux national et international est une tendance croissante à la responsabilisation des entreprises."

Le rapport passe en revue différents secteurs d'activité dans lesquels les entreprises privées ont collaboré avec Israël : secteur militaire (élimination par la violence armée, destruction) ; surveillance, collecte de données, incarcération ; machines lourdes au service des destructions suivies de reconstruction en vue de l'installation des colons ; emprise sur les ressources (eau, électricité, carburant, gaz, charbon) ; business (commercialisation des produits des colonies, commerce, tourisme) ; financement des acteurs étatiques et des entreprises incriminés (banques, assurances, fonds de pension) ; production de connaissances scientifiques au service de l'industrie de la guerre, et d'argumentaires favorisant et légitimant les violations à destination des opinions publiques (universités). Et il désigne les entreprises incriminées, secteur par secteur.

Dans ses conclusions, le rapport "montre pourquoi le génocide israélien se poursuit : parce qu’il est lucratif pour beaucoup. En faisant la lumière sur l'économie politique d'une occupation devenue génocidaire, le rapport révèle comment l'occupation éternelle est devenue le terrain d'essai idéal pour les fabricants d'armes et les Big Tech – fournissant un approvisionnement et une demande illimités, peu de contrôle et zéro responsabilité – tandis que les investisseurs et les institutions privées et publiques profitent librement. Trop d’entreprises influentes restent inextricablement liées financièrement à l’apartheid et au militarisme israéliens."

On découvre, dans ce rapport, nombre d'entreprises bien connues, et leur modus operandi.

Le rapport à peine déposé, déjà des représailles

Mme Albanese a déposé ce rapport fin juin 2025. Le 9 juillet déjà, Marco Rubio la plaçait sous sanctions, mettant en cause sur X ses "efforts illégitimes et honteux visant à inciter la Cour pénale internationale à prendre des mesures contre des responsables, des entreprises et des dirigeants américains et israéliens". Dans un communiqué, le secrétaire d’État l’a par la suite accusée de formuler des critiques virulentes à l'égard des États-Unis, et  d’avoir recommandé à la Cour pénale internationale d'émettre des mandats d'arrêt à l'encontre de Benjamin Netanyahou. Pour Marco Rubio, Francesca Albanese a pris part à des "activités partiales et malveillantes", et il l’accuse donc "d'antisémitisme décomplexé" et de "soutien au terrorisme"3.

 

1. https://www.un.org/unispal/document/a-hrc-59-23-from-economy-of-occupation-to-economy-of-genocide-report-special-rapporteur-francesca-albanese-palestine-2025/
Traduction française par DuckDuck (non vérifiée et sans les notes de bas de page) disponible ici : https://groups.google.com/g/alerte-otan/c/NIvI3tcftJ8
2. https://orientxxi.info/dossiers-et-series/tout-ce-qui-se-passe-a-gaza-et-en-cisjordanie-c-est-du-business,8364
3. RTBF Actus, 9 juillet 2025
https://www.rtbf.be/article/guerre-au-proche-orient-washington-sanctionne-la-rapporteure-speciale-de-l-onu-pour-les-territoires-palestiniens-11574143

Marion Jacot-Descombes