L’insoluble intrication de l’Otan dans l’Union Européenne

Roland Marounek
18 février 2020

L'OTAN (29 Etats membres) et l'UE (27 Etats membres) ont actuellement 22 membres en commun. Même si 5 membres sont ainsi théoriquement « neutres », l’Otan est mentionnée directement dans les traités et accords de l’UE à partir du traité de Maastricht (1991). 

En 2002, L’UE et l’Otan signent un partenariat stratégique officiel1, où tout en affirmant que la volonté de l’UE d’avoir une politique européenne en matière de sécurité et de défense (PESD) ne peut que « contribuer à la vitalité de l’Alliance Atlantique, au renforcement mutuel », le texte affirme aussitôt « l’indivisibilité de la sécurité entre UE et Otan », et assure que « l’Otan demeure le fondement de la défense collective de ses membres ». 

C’est réaffirmé dans le projet de Constitution, devenu traité de Lisbonne (2007), où un paragraphe précise que « [La PESD] respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord [...] et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. » L’UE gravait donc dans un texte qui se voulait fondamental, la soumission de certains de ses membres à une organisation militaire extérieure.

En 2017 le Conseil Atlantique-Nord, demandait à UE « d’appliquer des législations nationales qui facilitent le passage de forces militaires à travers les frontières » et « d’améliorer les infrastructures civiles de façon à les adapter aux exigences militaires » ; quelques mois plus tard (mars 2018) l’UE répondait très exactement à cette exigence, avec son « Plan d’action sur la mobilité militaire »2

La consanguinité de la relation s’est encore exposée en 1999 et 2004, avec des adhésions pratiquement simultanées à l’Otan et à l’UE de toute une série de pays : République tchèque, Hongrie, Pologne (1999), Pays Baltes, Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Slovénie (2004).

La genèse commune de l’UE et de l’Otan

L’ambiguïté prend sa source à la création même des deux organisations. Au lendemain de la guerre, l’Union Soviétique victorieuse du fascisme, jouissait d’un grand prestige, et la crainte était réelle de voir la population d’Europe occidentale se tourner en faveur du socialisme. Ce n’est définitivement pas « la peur » brandie par le fameux discours de Spaak, d’une improbable invasion militaire de l’URSS, mais bien la peur d’une adhésion idéologique ; aucun moyen n’a été négligé, et en particulier sur le plan de la propagande. 

Ce n’est plus un secret que le projet d’unification européenne est dès le départ une volonté états-unienne ; les Etats-Unis ont apporté un concours financier direct pour aider à la réalisation, et pour la propagande en faveur de cette union3. Le « père de l’Europe » Jean Monnet était un agent rétribué par les Etats-Unis, et l’ancien nazi Walter Hallstein, promoteur avant-guerre de la « Neue Europa » et recyclé aux USA, devenait le premier président de la Commission européenne4.

L’Alliance Atlantique et la future Communauté Européenne sous égide étatsunienne assuraient de manière durable la vassalisation de l’Europe de l’Ouest, sur les plans militaires et idéologiques, et ce avec le plein consentement de la bourgeoisie européenne qui voyait ainsi la meilleure assurance pour se prémunir du spectre du socialisme. 

Dès leur création les 2 institutions sont donc intimement liées, sous le signe de l’anticommunisme, et il n’est pas autrement surprenant que la confusion soit toujours bien entretenue. En témoigne la fameuse résolution « Importance de la mémoire pour le futur de l’Europe » votée en septembre 2019, assimilant communisme et nazisme, et où est affirmé texto que « en adhérant à l’Union européenne et à l’OTAN, les pays d’Europe centrale et orientale ont non seulement pu retourner dans le giron de l’Europe libre et démocratique, mais ont aussi réussi à entrer dans une dynamique de développement socio-économique. » La résolution a été votée par 82% des parlementaires européens, ‘gauche’ socialiste et écologiste comprise5.

« Nos valeurs » communes, et des intérêts qui le sont un peu moins

Il était naïf d’imaginer que l’Otan allait disparaître en 1991 avec l’effondrement de l’URSS. Le prétexte officiel disparaissait, mais la raison d’être de l’Otan était, elle, plus que jamais présente : une alliance militaro-idéologique regroupant les puissances impérialistes sous évident leadership US, permettant à la fois de maintenir l’« allié » européen sous étroit contrôle et, au-delà des rivalités, d’imposer au reste du monde une domination économique maximale.

Cependant la disparition de ce qui était jusque-là le prétexte officiel a contraint à une réorientation fondamentale de la propagande atlantiste, en même temps qu’elle a donné à la grande bourgeoisie européenne, libérée de sa ‘peur’, la perspective de se libérer de la tutelle US.

Le discours officiel s’est donc transformé : la raison d’être de l’Otan, c’est « la défense des Valeurs », liberté, démocratie, droits de l’homme, l’attirail complet. Le discours que le Secrétaire Général adjoint de l’Otan, Mircea Geoanã, a prononcé à l’occasion de la commémoration de l’holocauste est un exemple caractéristique de ce détournement historique : « « Après la guerre, les pays libres ont cherché une voie nouvelle ; une voie fondée sur le respect des valeurs universelles inscrites dans la Charte des Nations Unies ; des valeurs telles que le droit à la vie, à la liberté de religion, à la liberté tout court ; l’OTAN a été créée pour défendre ces valeurs et pour protéger les populations d’Europe et d’Amérique du Nord contre la tyrannie »6

Il est intéressant de se rappeler que les membres fondateurs de l’Alliance Atlantique réunissaient les USA en pleine ségrégation raciale, le Portugal fasciste de Salazar, la France qui était en train d’enseigner la liberté et les droits de l’homme au Vietnam et en Algérie, et les autres puissances coloniales de l’époque. 

En 1948, juste une année avant la création de cette Alliance pour défendre de si nobles valeurs, l’armée française avait massacré autour de 100.000 Malgaches. Il est douteux que les peuples du Congo ‘belge’, de Palestine, d’Indonésie et tant d’autres, partagent la vision idyllique de l’histoire de M. Geoanã.

La "mort cérébrale de l'Otan" : les velléités d’armée européenne

L’Union européenne ambitionne d’être la plus forte économie du monde. La nouvelle présidente de la Commission Européenne Ursula Von der Leyen expliquait en décembre vouloir transformer les problèmes écologiques en opportunité économique pour l’UE, et créer des « champions mondiaux » - autrement dit des multinationales européennes qui domineraient le marché7.

« Dominer le marché », quelle que soit la manière dont on l’enrobe, pose en fait directement la question la puissance militaire. La dépendance actuelle et l’impuissance militaire propre de l’Union Européenne ne lui permettent que d’avoir la part que les amis américains consentent à lui laisser. 

La nouvelle commission Européenne ne s’y trompe pas. « Von der Leyen veut redonner à l'Europe les moyens de sa puissance » titrait Les Echos en septembre8, et le journal économique se félicitait que la présidente assumait « une vision géopolitique du projet européen, avec pour ambition de muscler l’action de l’Union sur la scène internationale ». « Je veux que l'Europe ait sa propre ligne de conduite. C'est une lourde responsabilité, qui implique de développer notre assertivité et nos forces » exprimait-elle dans le même journal, « […] De grands progrès ont été faits. Une union de la défense a été créée, l'interopérabilité des armées a été améliorée, le Fonds européen de défense est en place, ce qui est une excellente nouvelle pour nos industries. »

Josep Borrell, le nouveau chef de la diplomatie européenne plaide pour un renforcement de la présence militaire de l’Union Européenne au Sahel. « Le Sahel et l'Afrique de façon plus générale sont très clairement une priorité de mon mandat et de la nouvelle Commission européenne » déclare-t-il. Les Européens tentent d’imposer l’Afrique, où les Etats-Unis sont moins présents, comme « leur » arrière-cour.

Ces ambitions entrent bien sûr en contradiction avec la volonté d’hégémonie des US, et avec la vassalisation assurée par l’Otan. Cela explique parfaitement les gages donnés formellement à l’Otan au sein des traités européens, et les contorsions de langage pour affirmer que l’armée européenne ne peut que ‘renforcer’ l’Otan, s’en veut ‘complémentaire’, et tout ce genre de choses. 

Cela explique également qu’un représentant de la haute bourgeoisie européenne feigne de se lamenter sur la « mort cérébrale » de l’Otan, mort qui obligerait, à regret !, les Européens à créer leur propre ‘défense’.

Un autre obstacle à la concrétisation de ces velléités est le manque d’unité politique et en particulier la présence au sein de l’UE de pays tels la Pologne dont les dirigeants sont inconditionnellement atlantistes. Les rivalités historiques, en particulier entre la France et l’Allemagne sont une autre réalité difficilement contournable. Les dirigeants français rêvent de donner au continent une capacité d’action militaire autonome - mais sous direction française…. 

Malgré tout l’Union Européenne essaie d’avancer prudemment, pas à pas, vers une entité dotée de sa propre armée, qui serait dans la logique même du système économique fondateur du projet européen. Et ces avancées sont tout à fait concrètes. La précédente Commission Européenne a lancé en 2017 un Fond européen de la défense qui doit atteindre 5,5 milliards par an à partir de 20219. Une « Mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz » pour « préserver les intérêts économique européens », regroupe 8 pays de l’UE et est opérationnelle depuis fin janvier10. Pour contrer la méfiance envers l’ambition de domination française, le président Macron tente de présenter aux partenaires les bombes atomiques françaises comme élément de la « sécurité de l’Europe »11.

Le retrait de l’Otan de chacun de nos pays ne doit pas signifier l’adhésion à un autre impérialisme, plus acceptable, plus « sympathique » parce qu’il serait européen. Les prétendues défenses des entités impérialistes ne défendent que les intérêts de leurs classes dominantes, et mettent au contraire en danger leurs populations. La protection de la Belgique ne passe pas par la destruction de la Libye ou de la Syrie, et elle n’a définitivement pas besoin d’avions de chasse, qu’ils s’appellent F-35 ou Eurofighters. La protection de l’Europe, et de l’humanité, ne sera certainement pas assurée par des bombes nucléaires, qu’elles soient otaniennes ou franco-européennes. La réelle protection des peuples, ici et là-bas, passera nécessairement par le rejet de ce système économique, basé fondamentalement sur la domination d’une partie du monde sur une autre, pour un système basé sur la coopération et l’égalité entre les peuples.


[1] https://www.europarl.europa.eu/meetdocs/committees/afet/20040217NATO/142fr.PDF
[2] https://ec.europa.eu/luxembourg/news/plan-daction-sur-la-mobilit%C3%A9-militaire-lue-prend-des-mesures-en-vue-dune-union-de-la-d%C3%A9fense_fr et http://www.csotan.org/textes/texte2.php?art_id=834&theme=Z
[3] https://www.les-crises.fr/special-historia-oui-la-cia-a-finance-la-construction-europeenne/
[4] http://www.comite-valmy.org/spip.php?article8641
[5] https://www.investigaction.net/fr/limportance-de-la-memoire-pour-organiser-lamnesie-europeenne/
[6] https://www.nato.int/cps/en/natolive/opinions_172955.htm
[7] https://plus.lesoir.be/269501/article/2019-12-28/ursula-von-der-leyen-leurope-verte-sera-la-premiere-sur-les-marches
[8] https://www.lesechos.fr/monde/europe/von-der-leyen-veut-redonner-a-leurope-les-moyens-de-sa-puissance-1130589
[9] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_17_1508
[10] https://www.euractiv.com/section/global-europe/news/eight-member-states-back-european-led-naval-mission-in-strait-of-hormuz/
[11] « Les forces nucléaires françaises renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même et à cet égard ont une dimension authentiquement européenne »https://www.nouvelobs.com/politique/20200207.OBS24530/ce-qu-il-faut-retenir-du-discours-de-macron-sur-le-role-de-la-dissuasion-nucleaire-francaise.html