Les roses fanées de la révolution géorgienne

John Laughland
30 septembre 2008

“The American Conservative”, USA - 30 septembre 2008
traduit par Marianne Dunlop pour la “gazette” du Centre de Langue et Culture Russe (CLCR)



C’est en soulevant les couvertures sales que nous vîmes l’état d’avancement de la gangrène. La moitié de la jambe de l’homme était déjà atteinte, il gémissait dans son agonie. Les femmes qui l’entouraient sanglotaient elles aussi. Il n’y avait pas de chauffage, excepté la pauvre cuisinière électrique qui faisait une lueur pâle dans la pénombre. Il n’y avait pas non plus d’espoir : ni cet homme, ni les autres réfugiés qui vivaient (si l’on peut dire) dans cette masure abandonnée d’un village géorgien n’avaient vu le médecin depuis des mois. La nourriture faisait son apparition de manière épisodique. Il ne lui restait que quelques semaines à vivre.

Ainsi était la Géorgie en 1999, quand elle entra dans le Conseil de l’Europe, principale organisation du continent pour la défense des droits de l’homme. Les pays qui veulent y adhérer doivent prouver qu’ils sont des états de droit où règne la démocratie. La Géorgie avait tout cela en abondance sur le papier, mais les attributs du progrès occidental y étaient pratiquement absents. Les Géorgiens ordinaires vivent sans électricité et sans chauffage la plus grande partie de la journée, dans une misère difficile à imaginer. Cependant, le pays est dit pro occidental, dans la mesure où il fait l’objet de l’expansionnisme occidental depuis la chute de l’URSS, avec le soutien tant des républicains que des démocrates.

Ces malheureux qui sont morts par manque de soins étaient des Géorgiens qui avaient fui l’Abkhazie séparatiste lors de la première guerre en 1992. La Géorgie, située au bord de la Mer Noire, possédant une frontière commune avec la Russie, et pays de transit pour l’oléoduc qui transporte le pétrole de la Caspienne vers l’ouest a une grande importance géopolitique, c’est pourquoi elle reçut à l’époque une aide par millions pour ces réfugiés, pour le développement de la démocratie et de la société civile. Mais cette aide fut dilapidée, et les réfugiés condamnés à la misère et à la mort.

Bienvenue dans un pays que l’Occident considère comme un phare de la démocratie, surtout depuis le récent conflit entre les armées de Russie et de Géorgie pour une autre région séparatiste, l’Ossétie du sud. Quand après la première guerre mondiale l’empire russe fut plongé dans le gouffre de la guerre civile, le grand géopoliticien et stratège britannique sir Halford Mackinder se rendit au nom du ministre des affaires étrangères Lord Curzon en Géorgie en qualité de haut commissaire de la Grande-Bretagne pour la Russie du sud. Il obligea le commandant en chef de l’Armée blanche le général Dénikine à promettre l’indépendance à la Géorgie et à ses voisisns, pour la raison que les Britanniques entendaient contrôler la ligne de chemin de fer Bakou-Batoumi qui amenait le pétrole de la Caspienne aux ports de la Mer Noire. Après l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, l’Occident réagit exactement de la même façon et pour les mêmes raisons à la situation au Caucase : les disciples américains de Macinder considèrent depuis de nombreuses années la Géorgie comme un avant poste stratégique contre la Russie, d’autant plus que c’est le principal pays de transit de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, construit avec des capitaux occidentaux.

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L’histoire de ce pays au cours des 17 ans qui ont suivi l’effondrement de l’URSS est faite presque exclusivement de violence. En 1992, le nationaliste Gamsakhourdia fut renversé après la guerre civile contre les deux républiques séparatistes. Sa place fut occupée par un vieil ami de James Baker, Edouard Chévarnadze, ancien ministre soviétique des affaires étrangères, et avant cela, patron du PC de Géorgie. Après la chute de l’URSS, il est retourné dans son pays pour en reprendre le commandement. Les leaders occidentaux, de gauche comme de droite, n’avaient pas assez de louanges à son adresse … jusqu’à ce qu’il fut renversé fin 2003 par la « révolution des roses » organisée par l’Occident. Après cela, tous se mirent à le traiter d’une seule voix de dictateur corrompu.

L’Occident acclama alors le nouvel « homme fort » de Tbilissi, élu à plus de 95%, un résultat qu’aurait pu lui envier Saddam Hussein. Ces ovations ne cessèrent pas, même quand Saakachvili commença à manifester un fort penchant pour la violence. Le 12 janvier 2004, peu après la « révolution des roses » et avant d’être devenu officiellement président, Saakachvili déclarait (il avait donné l’ordre à la police d’ouvrir le feu contre les prisonniers qui s’étaient mutiner dans une prison) : « Nous liquiderons tous les bandits entant que classe ». En août de la même année, il donna l’ordre à tous les bateaux de guerre de tirer sur tout vaisseau pénétrant dans les eaux territoriales de la Géorgie, y compris les paquebots de croisière amenant les touristes en Abkhazie (beaucoup de Russes passent leurs vacances sur la Mer Noire).

A peine arrivé au pouvoir, le régime de Saakachvili déchaîna une véritable orgie d’arrestations de fonctionnaires. Dans le cadre d’une « campagne anticorruption », expression qui pour beaucoup rappelle l’époque soviétique, furent arrêtées des centaines de personnes. Pendant plusieurs mois, les Géorgiens furent abreuvés d’images où on leur montrait en direct comment sous le couvert de la nuit leurs ministres, juges et fonctionnaires étaient poussés dans les voitures de police. Quelques Géorgiens se sont sans doute réjouis au spectacle de l’humiliation des puissants, mais la plupart craignaient plutôt d’entendre à trois heures du matin des coups insistants à leur porte.

Les médias occidentaux trouvaient cette politique de Saakachvili tout à fait à leur goût. Le président géorgien réussissait effectivement à faire passer sa « principauté féodale » pour l’incarnation de l’idéal jeffersonien. Cela s’explique en partie par le fait que Tbilissi bénéficie des services de lobbying de Washington, comme le consultant de John Mac Cain Randy Scheunemann, et des appuis de Bruxelles. Mais c’est surtout le résultat de la mauvaise habitude qu’a l’Occident de prendre ses désirs pour des réalités. Confrontés à des problèmes de politique intérieure difficilement résolubles, les pays occidentaux se livrent périodiquement à des crises d’ « escapisme ». Nous imaginons que nos bombes apportent la liberté aux peuples opprimés. L’image du « peuple-victime » devient facilement un « catalyseur » psychologique qui nous pousse à courir à l’aide des musulmans bosniaques, des Irakiens, et maintenant des Géorgiens. Ces peuples et pays, dont nous ne savons rien, jouent le rôle d’écrans vides sur lesquels nous projetons nos propres fantasmes. L’idée que nous nous faisons d’eux en dit plus sur nous-mêmes que sur la réalité objective.

Ainsi, un célèbre reporter de la BBC a appelé les fonctionnaires géorgiens en vestes de cuir « le gouvernement le plus photogénique du monde ». Il ne se lassait pas de s’émerveiller de l’énergie du nouveau procureur général Irakli Okrouachvili, et de ce que les autorités invitent les gens à dénoncer au téléphone sur une ligne spéciale anti-corruption les fonctionnaires qui acceptent des pots de vins. Le voilà, le pouvoir du peuple, s’extasiait-il, visiblement inconscient des associations avec le stalinisme que de telles pratiques peuvent soulever.

Trois ans plus tard cependant, quand la roue de la fortune eut fait un nouveau tour, et que Okrouachvili, brouillé avec le président, eut créé son propre parti d’opposition, l’enthousiasme se mua en silence de mort. A une conférence de presse le 25 septembre 2007, Okrouachvili déclara : « Le style de gouvernement de Saakachvili qui a passé toutes les bornes a instauré en règle l’immoralité, l’injustice et l’oppression. Les arrestations quotidiennes, la destruction de maisons et d’églises, le pillage, les meurtres, je répète les meurtres, sont devenus pour le pouvoir des pratiques ordinaires ».

Concrètement Okrouachvili affirmait que le président lui avait ordonné de se débarrasser de Badri Patarkatsivchili, un magnat géorgien d’origine juive vivant en Angleterre, « comme on a éliminé Rafik Hariri au Liban ». Patarkatsivchili, un baron de la presse, soutenait au début le régime de Saakachvili, en particulier avec l’aide de sa chaîne de télé, un joint venture créé avec Rupert Murdoch, mais il prit ses distances après le décès suspect en 2005 du premier ministre du pays Zurab Jvania. Okrouachvili également avait émis l’hypothèse que Jvania aurait pu être la victime d’un attentat politique.

La réaction des autorités à la conférence de presse d’Okrouachvili et son intention de se battre pour le pouvoir politique ne se fit pas attendre : il fut interné immédiatement dans la prison centrale de Tbilissi. Le 8 octobre, Okrouachvili « se repentit ». La télévision montra l’enregistrement de son interrogatoire. Okrouachvili, qui paraissait épuisé et parlait avec de longues pauses se déclara coupable d’extorsion de fonds et de racket (accusations pour lesquelles il avait été arrêté), exactement comme les accusés aux fameux procès de Moscou dans les années 30. Il renonça à toutes les accusations contre les autorités qu’il avait portées le 25 septembre, expliquant qu’il n’avait dit cela que par jeu politique. Visiblement il avait été torturé.

La situation politique du pays devint vite incontrôlable. Après l’arrestation d’Okrouachvili, début novembre, commencèrent des manifestations de masse contre le gouvernement de Saakachvili, réprimées par une police armée jusqu’aux dents. Bien que les vidéos montrant la violence de la répression aient été diffusées sur CNN, on continua d’encenser Saakachvili comme un démocrate modèle. Le régime décréta l’état d’urgence, procéda à un remaniement ministériel, puis, en janvier et en mai eurent lieu des élections présidentielles et parlementaires, ces dernières selon une nouvelle loi électorale modifiée dans la précipitation. Même l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe dont le soutien de toutes les malversations qui se sont déroulées en Géorgie en 92 en avait fait la risée de tout le monde a été contrainte de reconnaître que les deux campagnes électorales ont été accompagnées d’intimidations, de violences et de falsification des bulletins. Saakachvili fut réélu avec 53% des voix, suffisamment pour éviter un second tour. Et Badri Patarkatsivchili, comme l’avait prévu Okrouachvili, fut foudroyé par une attaque cardiaque à l’âge de 52 ans. Cela s’est produit le 12 février, après la rencontre de Patarkatsivchili avec un célèbre oligarque russe, vivant à Londres, et son avocat, qui avait auparavant occupé le poste de procureur général dans le gouvernement de Tony Blair (au début, la police avait déclaré que les circonstances de la mort étaient suspectes, mais finalement il a été décidé de ne pas faire d’enquête policière).

C’est sur ce fond d’instabilité croissante dans le pays et de situation politique personnelle très inconfortable que Saakachvili a pris la décision d’attaquer l’Ossétie du sud le soir du 7 août. Apparemment il escomptait, tel les généraux argentins en envahissant en 1983 les îles Faulkland, que la guerre éclair de « libération nationale » soutiendrait sa popularité déclinante. Mais ce fut un mauvais calcul. Oui, Dick Cheney est venu à Tbilissi et réitéré sa promesse d’admettre la Géorgie dans l’OTAN, malgré la défaite subie, ainsi qu’une aide pour le rétablissement de l’intégrité territoriale du pays, mais dès janvier de l’année prochaine Cheney quittera ses fonctions, et ses promesses ne pèsent pas lourd. Et à en juger par la rapidité avec laquelle opère en Géorgie la « justice politique », il est possible que Saakachvili le suive bientôt dans sa retraite anticipée, si, bien sûr, il n’est pas frappé par un destin plus tragique.

John Laughland – vice directeur de l’Institut parisien de la démocratie et de la coopération pour la recherche scientifique. Son dernier livre est intitulé : Histoire des procès politiques de Charles I à Saddam Hussein