La reculade du Tribunal pénal international

Louis Magnin.
1 décembre 2004

On se souvient que l'exposé de Slobodan Milosevic inaugurant sa période de défense après les deux années d'accusation qui se sont déroulées au TPI de La Haye - exposé fait les 31 août et 11er septembre derniers, dont le texte intégral est publié en livre par l'association "Justice et vérité" - avait à ce point inquiété les juges que la cour avait décidé d'imposer à l'accusé, contre sa volonté, des avocats commis d'office, alléguant ses problèmes de santé. Autrement dit de le bâillonner en lui retirant le droit élémentaire qui lui avait été reconnu jusque là : celui de se défendre lui-même.

Devant l'indignation provoquée un peu partout dans le monde juridique par ce déni de justice, le refus de Milosevic de collaborer avec des avocats dont il ne voulait pas, et la décision de plusieurs centaines de témoins essentiels de la défense de ne pas se présenter devant la cour s'ils n'étaient pas interrogés directement par l'accusé, les deux avocats désignés - les Britanniques Steven Kay et Gillian Higgins - ont fait appel de leur propre désignation, plongeant le tribunal déjà sérieusement contesté dans un considérable embarras.

La cour d'appel, présidée par le juge Theodor Meron, cherchant à se sortir du pétrin sans perdre la face, vient de rendre sa sentence au début novembre. Une sentence alambiquée qui reconnaît à la cour de première instance le droit à la décision qu'elle a prise, mais - point capital - qui en infirme la justification et l'opportunité.

Un long préambule, destiné à caresser les magistrats de première instance dans le sens du poil, rappelle que le droit de l'accusé de se représenter lui-même est un droit fondamental (qui lui a été reconnu depuis le début du procès), mais qu'en certaines circonstances exceptionnelles ce droit peut être limité, et qu'en l'occurrence, devant les problème répétés de santé de Milosevic qui ne cessaient de retarder le déroulement des audiences et risquaient même de compromettre la bonne fin du procès, on pouvait légitimement rechercher une accélération de la procédure en nommant des défenseurs qui suppléeraient aux défaillances de l'accusé.

Mais ce qui est important, c'est qu'une fois ce coup de chapeau donné à la cour de première instance, la cour d'appel marque son désaccord avec les modalités d'application de la décision prise.

"En décrivant les futurs rapports pratiques entre Milosevic et le défenseur désigné, dit le texte du jugement de la cour d'appel, la décision restreint considérablement la possibilité pour Milosevic de participer de quelque façon que ce soit à la gestion de son cas. La décision conditionne totalement sa participation au bon vouloir arbitraire, au cas par cas, de la chambre de première instance. Elle implique qu'il ne serait qu'occasionnellement, quand la cour le jugerait bon, autorisé à interroger des témoins. Et elle indique, que même lorsqu'il lui serait permis d'intervenir, il ne pourrait le faire qu'après que le défenseur désigné ait terminé son propre examen. Dans tous les cas, la décision relègue visiblement Milosevic à un rôle de second plan dans la conduite de son procès.

Ces restrictions ont malheureusement été basées sur une erreur fondamentale de légalité. La chambre de première instance a omis de reconnaître que toute restriction au droit de Milosevic de se représenter lui-même devait être limitée au minimum nécessaire requis par le tribunal pour le déroulement raisonnable du procès. Quand viennent en considération des limitations à un droit fondamental comme celui-ci, beaucoup de juridictions se conforment à une variante d'un principe fondamental de proportionnalité : toute restriction d'un droit fondamental doit être au service d'un objectif suffisamment important et ne doit pas restreindre ce droit plus qu'il n'est nécessaire pour atteindre cet objectif.

(...) La chambre d'appel considère que ce principe de proportionnalité devait s'appliquer dans ce cas. Or les restrictions de la chambre de première instance apparaissent excessives pour au moins trois raisons :

1) les rapports médicaux sur lesquels la chambre s'est appuyée rejettent explicitement la notion que l'affection de Milosevic soit permanente ;

2) aucun symptôme ne démontre que Milosevic ait connu des problèmes de santé depuis la fin juillet;

3) Milosevic a fait un vigoureux exposé introductif de deux jours sans interruption ni apparente difficulté.

Malgré ces indications d'une possible amélioration de l'état de santé de Milosevic, la chambre de première instance a omis de soigneusement calibrer les restrictions imposées à la participation de Milosevic à son procès. Etant donné la nécessité de respecter un droit aussi fondamental, ce manquement est un abus inapproprié du pouvoir de la cour.

Jugement.

A la lumière de ce qui précède, la cour d'appel avalise la désignation d'un avocat par la chambre de première instance, mais infirme Le juge Theodor Meron les conditions d'application de la décision.

La chambre de première instance devra mettre au point un système qui réduise au minimum l'impact pratique de la désignation d'un avocat, dans la mesure où ne sont pas compromis les intérêts de la justice. Au minimum, ce système doit être enraciné dans la présomption par défaut que Milosevic, quand il est physiquement en mesure de le faire, dirige la présentation de son cas, choisit les témoins à citer, interroge les témoins avant le défenseur désigné, défend les motions qu'il veut présenter à la cour, fait sa déclaration de clôture à la fin de la période de défense et prend toutes les décisions stratégiques concernant la présentation de sa défense. En l'occurrence, avec Milosevic en suffisamment bonne santé pour présenter un vigoureux exposé introductif de deux jours, une restriction aussi dramatique de sa participation au procès sous le prétexte de sa mauvaise santé a été un abus de pouvoir.

Il est donc laissé à la sagesse de la chambre de première instance le soin de d'opter avec prudence entre l'exercice par Milosevic de son droit fondamental d'auto-représentation et la nécessité essentielle pour la cour de mener raisonnablement à bien les cas qu'elle a à juger. La chambre d'appel insiste sur ce point : en pratique, si tout va bien, le procès doit se poursuivre comme lorsque Milosevic était en bonne santé. Si les problèmes de santé de Milosevic refont leur apparition, cependant, avec suffisamment de gravité, la présence d'un défenseur désigné permettra au procès de continuer même si Milosevic n'est temporairement pas en état d'y participer. Il appartiendra à la chambre de première instance de décider du moment précis de cette interversion des rôles."


Le 9 novembre, les débats ont repris en première instance, la chambre devant statuer sur la démission des deux avocats désignés, qui ont expliqué que les relations avec Milosevic étaient devenues si mauvaises qu'ils ne pouvaient envisager une collaboration avec lui. De plus, un défenseur de Milosevic, Me Nico Steijnen, membre du groupe pro-Milosevic Freedom Center, a porté plainte contre Me Kay devant le barreau hollandais. L'avocat anglais a déclaré que cette plainte "le préoccupait beaucoup" et qu'il la prenait très au sérieux, car elle menaçait de le faire radier du barreau aux Pays-Bas. Il a suggéré à la chambre de première instance de le maintenir au contact du procès en qualité d'amicus curiae, qui était son statut avant qu'il ne soit désigné d'office en septembre. Il a fait remarquer que la chambre d'appel n'exigeait pas qu'un avocat soit désigné, mais avalisait simplement la décision de la chambre de première instance, tout en infirmant son application pour permettre à Milosevic d'interroger les témoins en premier.

La sentence de la cour d'appel du TPI, malgré l'ambiguïté qui redonne à la chambre de première instance le pouvoir de retirer arbitrairement la parole à Milosevic, représente une victoire pour les défenseurs de la justice. Reste à savoir si elle n'est qu'un alibi de circonstance destiné à replâtrer l'image ternie du tribunal, ou un sursaut de la conscience professionnelle de certains de ses magistrats. Reste aussi à savoir comment la chambre de première instance usera de son pouvoir renouvelé de couper la parole à Milosevic en prétextant son état de santé.

La conscience professionnelle des magistrats, si elle existe, n'ira sans doute pas jusqu'à reconnaître l'ineptie des accusations de Caria del Ponte. Mais au moins Milosevic est de nouveau, plus ou moins, autorisé à les réfuter...