Poutine trace la limite des révolutions de couleur
Source : INDIAN PUNCHLINE
M K Bhadrakumar
12 janvier 2022

Cela doit être une page rare dans l'histoire diplomatique étatsunienne qu'un secrétaire d'État US ait littéralement perdu la tête. Les explosions d'Antony Blinken sur les événements au Kazakhstan n’ont pas seulement été grossières, mais également insensées.

Blinken a remis en cause la décision du président du Kazakhstan Kassym-Jomart Kemelevich Tokayev de demander l'aide de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) pour déployer des forces afin d'aider à stabiliser la grave situation dans son pays. Selon lui, ‘la raison du déploiement n’est pas claire’ !

Moscou avait souligné dès le départ que le déploiement de l'OTSC serait temporaire. Néanmoins, Blinken a déclaré qu'« une leçon de l'histoire récente est qu'une fois que les Russes sont dans votre maison, il est parfois très difficile de les faire partir ».

Le ministère russe des Affaires étrangères a vivement dénoncé les propos insultants de Blinken. Il a déclaré que Blinken parlait "de sa manière rustre typique".   « Quand des Américains sont dans votre maison, il peut être difficile de rester en vie et de ne pas être volé ou violé. Les Indiens du continent nord-américain, les Coréens, les Vietnamiens, les Irakiens, les Panaméens, les Yougoslaves, les Libyens, les Syriens et bien d'autres malheureux qui ont la malchance de voir ces invités indésirables chez eux auraient beaucoup à dire à ce sujet », a-t-il poursuivi.

Mardi, Tokayev a annoncé que le contingent de troupes de l'OTSC commencerait à quitter le pays troublé d'Asie centrale dans deux jours, le retrait devant être achevé dans 10 jours. Le Kremlin a répondu que c'est l’entière prérogative du gouvernement kazakh de décider de telles questions concernant la sécurité nationale.

Blinken doit savoir qu'à la suite du meurtre du général iranien Soleimani lors d'une frappe de drones US à Bagdad il y a deux ans, le parlement irakien avait exigé le départ immédiat de toutes les troupes américaines. Mais les Américains n'y ont pas encore prêté attention !

Pourtant, Blinken est un homme intelligent. Tout bien considéré, il s'est délibérément livré à un acte de dissimulation en proférant des choses absurdes : Blinken s'efforçait en fait de brouiller les pistes de la tentative de changement de régime au Kazakhstan orchestrée par la CIA avec l'approbation du président Biden.

N'est-ce pas un stratagème familier pour les esprits rusés - détourner l'attention du problème central en soulevant de la poussière dans l'air ? Dans ce cas misérable, la tentative ratée de l'administration Biden de changer de régime dans un pays éloigné, stratégiquement situé entre la Russie et la Chine (qui est bien plus stratégique que l'Ukraine ne pourra jamais l'être) expose la diplomatie US au ridicule dans une vaste région de l'Asie intérieure. Et cela ferme la porte à tous les plans les mieux élaborés de l'OTAN pour traverser la Caspienne.

Le pire de tout est que la stratégie indo-pacifique des États-Unis aura désormais face à elle  un immense arc géographique à l'ouest de la Chine, auquel il sera impossible de faire barrage après une perte aussi massive de l'influence étatsunienne. La Russie a réalisé tout cela à un coût minime - une mission militaire de cinq jours au Kazakhstan.

Le Kremlin est réticent à divulguer tout ce qu'il sait, mais d'après les détails disponibles, ce qui a eu lieu était une tentative ratée de révolution de couleur pendant que « des forces destructrices internes et externes profitaient de la situation », comme l'a déclaré le président Vladimir Poutine.

L'ambassadeur de Russie aux États-Unis, Anatoly Antonov, a écrit plus explicitement sur la page Web de l'ambassade de Russie que des milliers de jihadistes étaient impliqués dans les efforts visant à semer le chaos au Kazakhstan.

D’après lui, « le Kazakhstan a été attaqué par des radicaux qui prêchent une idéologie inhumaine. Des milliers de jihadistes et de pillards ont tenté de briser l'ordre constitutionnel… Il s'agit d'une nouvelle tentative de révolution de couleur avec l'aide d'hommes armés et de pillards. »

Dans une autre interview accordée à Newsweek, Antonov a ajouté : « Il existe de sérieuses inquiétudes quant à la propagation de l'idéologie religieuse radicale en Asie centrale. Elle vient de la déstabilisation au Moyen-Orient et en Afghanistan causée, à son tour, par les ingérences militaires occidentales sous prétexte de défendre les droits de l'homme et la démocratie. »

Les proches alliés du Kremlin, le président serbe Aleksandar Vucic et le président biélorusse Alexandre Loukachenko ont ouvertement affirmé que « les agences de renseignement étrangères de diverses forces majeures sont intervenues » au Kazakhstan.

Le ministère kazakh des Affaires étrangères a déclaré lundi dans un communiqué que le pays « a été exposé à une agression armée par des groupes terroristes bien coordonnés formés à l'étranger. Selon les données préliminaires, les assaillants comprennent des individus qui ont une expérience des zones de combat militaires dans les rangs des groupes islamistes radicaux. »

Tokayev lui-même a parlé d'un « acte d'agression bien organisé et bien préparé contre le Kazakhstan avec la participation de combattants étrangers principalement des pays d'Asie centrale, y compris l'Afghanistan. Il y avait aussi des combattants du Moyen-Orient. L'idée était de former une zone de chaos contrôlé sur notre territoire avec la prise du pouvoir qui s'ensuit. »

Poutine a établi un parallèle avec le changement de régime en Ukraine en 2014, parrainé par les États-Unis, où des agents provocateurs avaient démoralisé les forces de sécurité forçant le président élu Viktor Ianoukovitch à fuir, et où les diplomates US avaient rapidement placé, dans le vide résultant, un régime fantoche hostile à Moscou.

Des militants étrangers ont participé aux émeutes au Kazakhstan, a déclaré Tokayev lors d'un entretien avec le président du Conseil européen Charles Michel tenu par vidéoconférence lundi. « Je n'ai aucun doute qu'il s'agissait d'une attaque terroriste », a déclaré Tokayev.

En effet, seize agents de sécurité ont été tués, plus de 1 300 blessés et environ 500 voitures de police ont été incendiées. Des attaques ciblées ont été menées simultanément contre des bâtiments gouvernementaux dans de nombreuses villes.

Les théories du complot foisonnent. L'implication de la Turquie et d'Israël a été évoquée. Le Kazakhstan a fermé 5 de ses sept postes frontaliers avec le Kirghizistan. Les rumeurs disent que les services de renseignement occidentaux ont transféré des combattants islamistes aguerris de Syrie au Kirghizistan pour infiltrer la frontière poreuse du territoire kazakh.

Bichkek se sent tellement honteux et coupable que le président Sadyr Japarov ne s'est pas montré lors de la vidéoconférence des dirigeants de l'OTSC il y a deux jours [10/01], et y a plutôt envoyé son Premier ministre !

Plus de détails vont certainement émerger. On sait que parmi les quelques milliers de personnes détenues par les autorités kazakhes se trouvent des ressortissants étrangers. On estime que 16 000 ONG opèrent au Kazakhstan et beaucoup sont connues pour être financées par des organisations étatsuniennes telles que le National Endowment for Democracy, basé à Washington, qui finance des projets de changement de régime dans les anciennes républiques soviétiques.

Les États-Unis ont établi de nombreux réseaux avec des nationalistes ethniques kazakhs, des groupes pro-occidentaux et des jeunes. Le « Nouveau Kazakh », éduqué aux Etats-Unis, est totalement différent de la génération ‘russifiée’ de l'ère soviétique.

Le Kazakhstan est un trophée convoité pour les partisans de la Guerre Froide. Il borde le Xinjiang et est la plaque tournante du transport pour les projets des « Nouvelles Routes de la Soie » de Pékin vers l’Ouest. La Chine a d'énormes intérêts dans le commerce, les investissements et la coopération énergétique avec le Kazakhstan.

Pour Moscou aussi, la stabilité du Kazakhstan est une préoccupation vitale car 3,5 millions de Russes ethniques y vivent. En outre, la Russie y possède également des atouts stratégiques, tels que le cosmodrome de Baïkonour et la zone d'essai de Sary Shagan pour les missiles balistiques à longue portée. Ce grand pays peu peuplé est une voie d'infiltration potentielle pour les groupes terroristes.

Les remarques provocatrices de Blinken à propos de l'OTSC et de la Russie ont éloigné les projecteurs de la tentative de révolution de couleur. Mais les russophobes de l'administration Biden finissent quand même en perdants.

Ils pensaient que si l’attention de Moscou restait fixée à la frontière ouest de la Russie, ils pourraient créer un fait accompli le long de sa frontière sud ouverte longue de 7600 km. Ils n’imaginaient pas du tout que Poutine réagirait de manière décisive.

En déléguant un général de premier plan, avec des performances antérieures en Tchétchénie, en Crimée et dans le Donbass, pour commander les troupes de l'OTSC pendant cinq jours au Kazakhstan, le Kremlin a fait valoir son point de vue : "Plus de révolutions de couleur".

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