Alerte Otan n° 13 - Mars 2004
Nucléaire : L'OTAN, l'exception étatsunienne

Pour bien situer l'enjeu des réseaux d'influence, l'OTAN constitue un cas d'école que tous les États nucléaires devraient méditer. Après tout, les Etats-Unis sont le seul Etat nucléaire qui stationne des armes nucléaires sur le territoire d'autres Etats, dont des Etats " non détenteurs d'armes nucléaires " selon la classification TNP. L'OTAN est la seule alliance qui dispose d'une composante nucléaire, le seul espace où la " dissémination nucléaire " est légitimée. Au sein de cette " famille ", celui qui offre son paratonnerre prétend prémunir les petits frères contre tous les dangers y compris les dangers émanant de leur propre politique  !

Expliquons-nous. Dès les années 50, Washington élabore des accords de coopération nucléaire. L'objectif est simple : éviter que certaines nations européennes, - dont la France bien sûr (mais c'est quasi peine perdue) et l'Allemagne, - ne soient contaminées par l'atome. A Bonn, justement, l'option nucléaire n'est pas rejetée, pas du tout. Paris, on le pressent, se prépare à claquer la porte de la planification militaire de l'OTAN. C'est dans cette atmosphère de défiance que les USA proposent, dès 1958, la Multilateral Force, dite la MLF.(1).Il s'agit tout simplement de mettre à la disposition des alliés des engins Polaris qui pourraient être basés sur des navires de surface ou des sous-marins et composés d'équipages mixtes, multinationaux. Washington propose de fournir aux alliés toutes les informations nécessaires pour entraîner ces équipages à l'usage des armes nucléaires. L'année suivante, lors d'un entretien avec le commandant en chef des forces de l'OTAN, D. Eisenhower déclare : " Nous sommes prêts à donner, à toutes fins utiles, la maîtrise de ces armes. Nous ne retenons qu'une possession titulaire "(2) Cette générosité, qui frise l'inconscience, n'est pas en contradiction avec le Traité de Non Prolifération (TNP) car ...le TNP, entré en vigueur en 1970, n'existe pas, pas encore.

Le Nuclear Planning Group, avec 4 membres permanents dont l'Allemagne et l'Italie, est mis sur pied en 1966. Il va avoir plus de succès que le MLF mais sa raison d'être est la même. Il fait la part belle aux Etats-membres non-nucléaires et permet à chacun (excepté la France qui a claqué la porte) de se sentir impliqué dans le " partage du risque " nucléaire. C'est le " lot de consolation " pour tous ceux qui seraient tentés par l'aventure nucléaire in solo.(3).

Lors de l'affaire des euromissiles, qui a tenu en haleine l'opinion publique dans les années 80, le même scénario se produit, les mêmes arguments sont avancés. L'installation des bases nucléaires de l'OTAN viserait à dissuader l'Allemagne de devenir une puissance militaire. Toujours le spectre d'une Allemagne qui ferait cavalier seul dans le domaine nucléaire, une option que Moscou considérait comme un casus belli. Les puissances nucléaires civiles, formées et familiarisées à des procédures nucléaires, (par les USA via l'OTAN) pourraient-elles être tentées de franchir le " seuil "? Peu importe. Le monde entier n'y trouve rien à redire, le débat n'est même pas soulevé à la Conférence du Désarmement à Genève.

La guerre froide s'achève, l'OTAN résiste. Contenir une Allemagne, hier trop " neutraliste ", demain trop orientée vers l'Est, est un leitmotiv que le secrétaire d'Etat James Baker reprend à son compte en février 1990. Lors d'une visite à Moscou, Baker tente de persuader Gorbatchev qu'une Allemagne unie " non affiliée à l'OTAN " pourrait représenter une menace supplémentaire car elle risquerait de chercher sa sécurité, en développant son propre programme d'armes nucléaires (4).

En 1995, à deux mois des négociations sur la reconduction du TNP, le commandant des chefs d'état-major, le général John Shalikashvili déclare " La dissuasion étendue, dans nombre de cas, est un facteur décisif dans notre effort de non prolifération "(5). L'argument est aussi utilisé pour le Japon, comme hier pour l'Allemagne, et demain pour la Pologne.(6)

La finalité de l'entreprise OTAN se résumait à 3 mots d'ordre : " Keep Americans in, Soviets out, Germans down ".(7). Aujourd'hui, ce serait " Keep the Americans in, the Europeans down ". Reste à comprendre en quoi ces bases représentent un handicap majeur pour toute définition d'une stratégie autonome des Européens, en quoi cette intrusion particulière empêche les pays " hôtes " ou otages nucléaires de se penser en tant qu'acteurs autonomes, capables de définir leur propre condition de sécurité.

La présence des armes nucléaires en Europe aujourd'hui

D'après les experts, au vu des capacités actuelles de stockage/dépôt, près de 400 armes peuvent être déployées sur les bases listées ci-dessous (cf. tableau) dont 300 d'entre elles sont en état opérationnel ;

Pays alliés Bases - WS 3 (vaults)(**)
Allemagne
Buechel 11
Spangdahlem ?
Ramstein 54 ou 55
Memmingen ?
Noervenich 11 ?
Belgique
Kleine Brogel 11 dépôts
avec un escadron de F-16
opérationnels depuis avril 1993
Italie
Aviano 8 ou 18 dépôts WS3
Gheddi-Torre 11 ou 18 dépôts WS3
Rimini ?
Pays-Bas
Volkel 8 ou 18 dépôts WS3
Royaume-Uni
Lakenhearth 33 dépôts WS3
et bombardiers F-111, F-15E
Upper Heyford ?
Turquie
Incirlik(*) 25
Murted 6
Balikesir 6

(*)Pour la Turquie, il semble que seule la base de Incirlik dispose aujourd'hui d'une capacité de stockage.
(**)Depuis 1987, les États-Unis ont mis en oeuvre le programme de Weapons Storage and Security Systems, (WS3). Ces installations ou dépôts permettent de " monter " directement les bombes nucléaires sous les avions. Chaque WS3 peut abriter deux ogives. Selon les informations à notre disposition, a US Air Force prévu de moderniser les dépôts d'ici 2005 pour qu'ils soient opérationnels jusqu'à 2018

Les bombes nucléaires B-61 peuvent être transportées d'une base à une autre par voie aérienne. Ainsi, on peut supposer que les dix ogives, retirées de la base grecque d'Araxos en juin 2001, sont " réparties/dispatchées" entre les bases des six autres pays. Ces transferts permettent aux responsables de l'OTAN et des États membres d'entretenir le flou diplomatique, allant jusqu'à nier purement et simplement la présence de bombes B-61 sur une base donnée. (cf. ci-dessous sur la transparence). Grâce à la mobilisation populaire contre Volkel, les autorités néerlandaises ont reconnu les missions nucléaires des bombardiers F-16 qui y sont basés .

Réduction oui, Retrait, non

Conformément à la décision du Nuclear Planning Group d'octobre 1991 à Taormina (Sicile) de réduire de 80% le nombre d'armes nucléaires tactiques, le dispositif n'est plus ce qu'il était.(8) Il y a fort à parier qu'il n'atteindra plus les milliers d'armes des années 60. On dénombre 520 armes nucléaires en avril 1995, 248 abris/dépôts souterrains pour 150 bombes B-61 en mars 1998. Selon les dernières estimations, l'arsenal tactique est de 1120 ogives dont 150 de type B-61 déployées sur 9 bases (contre 16 il y a dix ans), dans six ou sept pays « alliés ». Le nombre de pays impliqués pourrait-il baisser? Suite à son opposition à la guerre au Kosovo, la Grèce serait parvenue à se soustraire à ses « obligations » nucléaires.

Inventaire des armes nucléaires US en Europe en 1995

Allemagne
45
Belgique
10
Grèce
10
Italie
30
Pays-Bas
10
Royaume-Uni
30
Turquie
15
Total
150

Le nucléaire, jusqu'où ?

Les pays ne sont pas tenus à accepter des armes nucléaires sur leur territoire. Le Danemark les refuse, du moins en temps de paix.

Reste à voir comment ceci peut évoluer dans le cadre de l'élargissement. En septembre 1995, le secrétaire général de l'OTAN, Willy Claes annonçait que les pays d'Europe de l'Est qui postulaient au membership n'étaient " pas obligés d'accueillir des armes nucléaires " sur leur territoire. Parmi les nouveaux venus dont ceux de mai 2004 (Baltes, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, Slovénie) cinq pays ont donné leur accord de principe. Il s'agit de la République Tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie.

Ben Cramer

Notes
(1) La MLF fut qualifiée de Multilateral Farce par De Gaulle, avec humour et son mépris des Anglo-Saxons.
(2) La France et l'OTAN, 1949-1996, colloque du Centre d'études d'Histoire de la Défense, Complexe, Paris, 1996.
(3) Ceci n'empêchera pas le chancelier Helmut Kohl, durant l'affaire des euromissiles, de revendiquer un droit de regard sur les conditions de retrait des Pershing.
(4) cf.NATO enlargment - illusions and reality, Cato Institute, Washington D.C.
(5) Posture Statement before the Senate Armed, Services Committee, 9 février 1995.
(6) cf. dernier rapport du Pentagone sur les risques lies au climat, 25 février 2004.
(7) fameuse expression de Lord Ismay, premier secrétaire général de l'OTAN
(8) cf.NATO Nuclear Planning Group Communiqué, Nato Review, vol. 39, n°6, December, p.33

Ben Cramer