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Avoirs dits "russes" : Gelés et bientôt confisqués par l'Union européenne ?

Marion Jacot-Descombes
1 mai 2024

Pourquoi Avoirs dits "russes" ? Parce que l'expression "avoirs russes" est un faux ami. Elle ne traduit pas la diversité des déposants qui sont affectés par la politique de sanctions mise en œuvre par l'UE dans le champ des services bancaires : la Banque Centrale de Russie, mais aussi nombre de personnes morales ; et de particuliers punis parce qu'ils sont de nationalité russe, ou qu'ils résident en Russie. Et aussi pour souligner qu'en cette époque où les propos russophobes tiennent le haut du pavé, des avoirs, s'ils sont dits russes, ne sont plus perçus comme des avoirs parmi d'autres, mais relégués dans une longue liste d'"objets" de toutes natures,  que nous devrions nous habituer à voir honnis, boycottés, sabotés, interdits, accusés sans preuve, privés des droits d'enquête ou de défense, traités en parias parce que russes : gazoduc, pétrole, banques, entreprises commerciales, athlètes...

L'Assemblée générale de l'ONU du 27 février 2022 n'avait pas recommandé, dans sa résolution,  l'adoption de sanctions de la part de ses États membres à l'encontre de la Russie mais "demandait instamment (article 14) que le conflit entre la Fédération de Russie et l’Ukraine soit immédiatement réglé de manière pacifique par le dialogue, la négociation, la médiation et d’autres moyens pacifiques". Une porte grande ouverte aux États membres qui souhaiteraient apporter leur savoir-faire en vue de négocier un règlement pacifique de ce conflit.

L'Union européenne n'a pas saisi cette opportunité mais a choisi de poursuivre, et surtout de durcir, sa politique de sanctions à l'encontre de la Russie. Votées à l'unanimité du Conseil – requise en la matière - et certaines en coordination avec le G7, ces sanctions ont été greffées sur le cadre juridique de celles adoptées dès 2014 suite à l’annexion de la Crimée, l'UE en étendant la portée :  personnes et entités visées, nouvelles activités ciblées, nouveaux types de restrictions… Avec aussi quelques nouveautés surprenantes : ainsi, l’interdiction faite aux banques européennes d’accepter des dépôts dépassant un certain montant effectués par des ressortissants russes ou personnes physiques résidant en Russie, mais tout en soulignant que "ces restrictions ne s’appliquent pas aux ressortissants d’un État membre, d’un pays membre de l’Espace économique européen ni de la Suisse"… Introduisant ainsi une inégalité de traitement entre déposants : "nous" (ressortissants des pays membres ou ayant signé des accords avec l'UE, exemptés d'office de sanctions)  et "eux" (les Russes et autres "sous" nationalités).   La liste de ces sanctions peut être consultée sur le site du Conseil Européen.

Politique de sanctions de l'Union européenne : quels effets collatéraux  ?

Nous aurions tort de croire que les effets voulus désastreux de ces sanctions, prises et à venir, se limiteraient aux seules personnes ou organismes que l'UE cible dans ses textes. N'avons-nous pas déjà, en tant qu'habitants de l'UE, souffert d'une envolée des prix causée par l'embargo décidé sur le pétrole et les produits pétroliers russes ? Nous avons donc tout intérêt à suivre de très près la montée en puissance de ces sanctions et des innovations quant à leur nature.

- Premièrement, elles risquent de causer de graves dégâts à l'économie mondiale, aux relations internationales, aux systèmes monétaires et bancaires, à notre approvisionnement et à notre niveau de vie.

-  Deuxièmement, nous avons intérêt à ce que ce déluge d'actes de l'UE respecte le droit international et ne malmène pas les principes de droit reconnus par l'UE. En effet, les actes législatifs de l'Union européenne constituent un droit primaire, qui prime donc sur celui des États membres dont nous sommes les habitants. Or, en matière de droits fondamentaux, la question de la légalité est déjà posée : les juridictions de l’UE ont été amenées à annuler l'application de mesures restrictives à des personnes sur le seul motif de leurs liens familiaux : "la simple existence de liens familiaux d'une personne ne suffit pas à établir un lien d’association avec une autre personne sanctionnée." L'Ordre des avocats à la Cour de Paris a quant à lui introduit un recours contre l’interdiction de fournir des services juridiques, estimant entre autres que celle-ci entrave le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, lequel inclut au sens de la Charte des droits fondamentaux de l’UE le droit "de se faire conseiller, défendre et représenter"

- Troisièmement, la multiplication et la modification constante de ces sanctions rend le droit européen de plus en plus illisible, ce qui peut conduire à des applications improvisées, et des interprétations imprévisibles.

L'approche des avoirs dits "russes"

Certaines de ces mesures restrictives visent les fonds dits "russes" déposés en territoire de l'UE : celle-ci les a d'abord "gelés", "immobilisés". Le gel d'avoirs est prévu par le Traité de l'Union européenne (de 2012) : le Conseil de l'UE prend les décisions de gel de fonds et de ressources économiques, et décide de leur mise en œuvre, sur proposition conjointe du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et de la Commission européenne.

Ce gel consiste en l'interdiction de toute transaction liée à la gestion des réserves et des avoirs de la Banque centrale de Russie ;  sont visés : les dépositaires centraux des titres qui détiennent plus d'un million d'euros d'avoirs de la Banque Centrale de Russie - Une barre placée étonnamment bas,  étant donné qu'Euroclear abrite à elle seule plus de 200 milliards . Ils doivent comptabiliser séparément les soldes de trésorerie exceptionnels qui s'accumulent du fait des mesures restrictives de l'UE et tenir les recettes correspondantes "à part". En outre, il leur est interdit de céder les bénéfices nets qui en découlent. Ce qui signifie que, alors que les dépôts proprement dits restent "immobilisés", non disponibles pour les déposants, les revenus qu'ils génèrent sont mis à part en vue de devenir disponibles pour l'UE.  "Cette décision permettra au Conseil de décider de l'éventuelle mise en place d'une contribution financière au budget de l'UE qui sera perçue sur ces bénéfices nets afin de soutenir l'Ukraine ainsi que son redressement et sa reconstruction à un stade ultérieur. Cette contribution financière peut être acheminée, par l'intermédiaire du budget de l'UE, vers la facilité pour l'Ukraine, sur laquelle le Conseil et Parlement européens sont parvenus à un accord provisoire à ce sujet le 6 février 2024" (Communiqué de presse du Conseil de l'U.E.)

Réuni à nouveau en mars 2024, le Conseil européen déclare, dans ses "Conclusions", point 4 : "Le Conseil européen a fait le point sur les progrès accomplis en ce qui concerne les prochaines mesures concrètes destinées à affecter au profit de l'Ukraine les recettes exceptionnelles provenant d'avoirs russes immobilisés, y compris la possibilité d'un financement du soutien militaire. Il invite le Conseil à faire avancer les travaux sur les récentes propositions présentées par le haut représentant et la Commission."

Confisquer et utiliser les avoirs dits "russes" gelés en Belgique pour reconstruire l’Ukraine

En matière de confiscation, les USA ont une certaine expérience : saisie de fonds de la banque centrale de l'État iranien, et de ressortissants iraniens, en représailles d'attaques terroristes présumées : saisie de réserves de la banque centrale afghane aux Etats-Unis en réplique à la prise du pouvoir par les Talibans en août 2021…  Mais, en ce qui concerne l'UE, pareille confiscation serait une "première".

"Ce sera compliqué", écrit la RTBF dans son article du 20 février 2024. "Si la Belgique est particulièrement concernée, c’est en raison de la présence sur le sol belge de la société Euroclear, une société internationale de dépôt et de versement d’actifs financiers. C’est un acteur important au centre des échanges financiers de la planète. C’est notamment par lui que transitent des avoirs russes aujourd’hui bloqués..."  Selon la CEO d’Euroclear, "les saisies d’actifs russes envisagées par l'UE au profit de l’Ukraine… C’est une situation bien plus compliquée qui peut mener à des risques non voulus… Pour y parvenir, il faudrait « une base juridique bien solide ».  Et malgré cela, Euroclear serait exposé à des risques, car même si l’argent était confisqué par les autorités pour le confier à l’Ukraine, Euroclear resterait contractuellement tenue de restituer cet argent aux Russes plus tard." Autre crainte de la patronne d'Euroclear : que d’autres clients,  banques centrales étrangères,  investisseurs, se méfient à l’avenir d’Euroclear, où leurs avoirs ne seraient plus en sécurité. Sans oublier un risque de représailles, par exemple via des cyber attaques.

Selon Pour l’Eco, "Les gouvernements européens craignent surtout d’affaiblir leur économie en saisissant ces fonds. En particulier, c’est d’une conséquence monétaire qu’ils se méfient : la confiscation pourrait avoir une influence sur la demande en euros des économies émergentes, qui pourraient fuir par solidarité avec la Russie, ou par crainte de voir leurs actifs (des obligations émises par l’Europe et libellées en euros, par exemple) être saisis un jour, en cas de crise géopolitique les concernant. Le dollar restera numéro un, mais l’euro pourrait souffrir… Les banques centrales du monde entier se servent encore du dollar et de l’euro pour constituer des réserves et maintenir leur taux de change. Malgré la volonté bien connue de la Chine ou de la Russie d’imposer le renminbi ou le rouble, le FMI recense encore 59% de dollars, et 20% d’euros parmi les réserves mondiales, sans évolution majeure depuis le début du conflit".

Des confiscations "extrajudiciaires": sortir des frontières du droit ou les redessiner ?

Dans l'espace internet des juristes, les questions s'accumulent quant aux impacts que la confiscation de ces avoirs pourrait avoir sur le plan du droit et des principes de droit existants, et leur éventuelle reformulation : "La réponse internationale à l’invasion de l’Ukraine par la Russie doit s’efforcer de défendre l’État de droit plutôt que de le saper..." Les juridictions européennes ont considéré que les mesures de gel des avoirs ne portent pas atteinte au "contenu essentiel” du droit de propriété  parce qu’elles "présentent, par nature, un caractère temporaire et réversible", ce qui n'est pas le cas d'une confiscation. Une confiscation qui viserait la propriété d’un État avec lequel l’État saisissant ne serait pas en conflit et pour laquelle l’État saisissant ne serait pas celui victime des dommages que la compensation viserait à indemniser ? voilà qui fait question. Tout comme les règles relatives à l'immunité des États en matière de saisie.

Nombre de ces problèmes proviennent de ce qu'il s'agirait de confiscations "extrajudiciaires". Il faudrait donc impliquer le pouvoir judiciaire dans cette politique de sanctions – confiscations. Or, voici que, le 12 décembre 2023, "la présidence espagnole du Conseil et le Parlement européen ont mené à terme leurs négociations sur une directive de l'UE qui définit les infractions pénales et les sanctions applicables en cas de violation des mesures restrictives de l'UE. Cette directive fait en sorte que les personnes qui enfreignent ou contournent les mesures restrictives de l'UE fassent l'objet de poursuites, ce qui revêt une importance particulière dans le contexte de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine. La directive prévoit que les États membres devront qualifier certains actes d'infractions pénales…".

Les sanctions pénales sont des décisions du ressort des tribunaux. Cette nouvelle directive ouvrira-t-elle la possibilité de faire introniser les mesures de confiscation des avoirs dits "russes" par le pouvoir judiciaire ? Quoi qu'il en soit, on peut déjà en augurer des effets sur le droit pénal de nos États, et sur nous-mêmes, leurs habitants, soumis à la primauté du droit européen sur le droit national.

 

Marion Jacot-Descombes
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