La défense contre la sécurité européenne ?

Nicolas Bárdos-Féltoronyi
5 février 2018

En ce début de décembre 2017, le ministre allemand des Affaires étrangères, Sigmar Gabriel, a ouvert le Forum de politique étrangère de Berlin. Pendant son discours, Gabriel a trouvé des mots inhabituels pour un ministre allemand des Affaires étrangères. Il a exigé, entre autres choses, plus d'indépendance de Washington, une autonomie amplifiée pour l’Europe. Pour Berlin, les sanctions contre la Russie sont contre les intérêts allemands et il en est de même en ce qui concerne l’Iran. Gabriel condamne la décision du président américain de vouloir installer l’ambassade de son pays à Jérusalem. Pour la République fédérale d’Allemagne (RFA), les Etats-Unis d’Amérique (EUA) ne sont plus des garants du multilatéralisme généreux (l’OTAN, les traités sur le nucléaire, les accords sur le climat, …). L’Union européenne (UE) devrait s’assurer désormais de sa propre sécurité et défense.

Quelle sécurité ? Quelle défense ?

Tel est le contexte de mon propos autours de la sécurité et de la défense de l’UE. Commençons par les problèmes de la sécurité. Depuis 2005, lorsque l’ONU a reconnu les problèmes de sécurité du monde les plus importants, nous savons que les bavardages autour du terrorisme tous azimuts ou de la cyberguerre ne sont que des efforts vains pour cacher la réalité. Quels sont en effet les risques de sécurité cités en ordre d’importance par l’ONU ?

« Aujourd’hui et pendant les décennies à venir, le monde doit se préoccuper de six types de menaces, à savoir :

J’aurais envie d’y ajouter encore d’autres types de risques devenus fort fréquents de nos jours tels que l’invasion militaire, l’assassinat par drones ou les bombardements aveugles et ce, bien entendu sans une quelconque autorisation de l’ONU.

On sait que la défense engage la survie et dès lors la sécurité de la Nation ou en l’occurrence celle de l’UE, ses institutions, son territoire, ses intérêts vitaux, tout autant que ses valeurs et sa capacité à résister à l’adversité. La défense est bien entendu un enjeu trop vital pour être un domaine réservé aux militaires, experts et professionnels. Elle nous concerne tous. La manière variée de la réaliser aussi. La défense ne se réduit pas à sa seule dimension miliaire.

A titre d’exemple, il faut réaliser qu’une défense proprement européenne n’implique pas nécessairement une armée européenne ni la dissolution immédiate de l’OTAN. Une défense autonome de l’UE contribuerait sans doute à la cohésion sociale et une meilleure intégration de l’union. Une telle tendance à son tour renforcerait la défense elle-même. Par contre, le développement des moyens de défense militaire pourrait être interprété par les autres puissances comme un risque accru. Voyons quels sont alors les enjeux d’une défense européenne ?

Cogitations européennes

Face à cela, depuis un an ou deux, on entend des discours souvent fort vagues sur le développement d’un secteur militaro-industriel privé et européen, sur une armée européenne à créer ou sur les 2% du produit intérieur brut (PIB) à dépenser par les Etats européens, neutres ou non, en équipements militaires. Or, soudain, en ce mois de décembre 2017, 25 sur 28 pays de l’UE dont quelques neutres ont pris acte de leur intention de s’engager dans une « coopération militaire renforcée ».

Ainsi, ces pays jetteront les bases d’une « coopération structurée permanente » (CSP) telle qu’elle est rendue possible par le Traité de Lisbonne et qui prévoit notamment les projets de développement

Certains Etats-membres se déclareraient par ailleurs prêts à augmenter leurs budgets militaires et à en faire bénéficier le secteur militaro-industriel privé : recherche, développement et production d’équipements. Enfin, le renforcement des forces militaires avec un effectif plus réduit est à l’ordre du jour. Voyons cela.

Au premier abord, l’établissement de la structure en question frise le ridicule. En effet, le Traité de Lisbonne a envisagé une telle structure à partir d’un groupe restreint des pays membres[2]. Or, les 25 pays qui y adhèrent représentent la quasi-totalité des pays membres. Seuls Malte de statut neutre, ni le Danemark quasi neutre en temps de paix ne sont parmi les signataires. Ainsi, c’est la vision allemande qui l’aurait emporté, au détriment de celle de la France qui aurait voulu privilégier un « noyau dur » de pays et une réelle capacité de déploiement et de participation à des opérations militaires dites « de haute intensité ».

Une fois de plus, nous observons le manque de transparence, l’absence d’un quelconque débat et le contrôle démocratique même modeste de ces décisions. Mais passons. On en a déjà vu  pire. Dans un domaine si nébuleux, devons-nous néanmoins laisser à nos élites privées et publiques à agir ? D’autres questions de fond surgissent également : ces décisions ne permettraient-elles pas de freiner

  1. la privatisation partielle du secteur de la défense,
  2. la militarisation accrue de la société,
  3. une dépendance « renforcée » de Washington et/ou
  4. l’acceptation tacite d’envahir éventuellement des pays hors de la zone de l’Union ?

Peut-être ! L’UE pourrait bien devenir de plus en plus courageuse et opter pour la paix, l’indépendance et la joie de ses peuples.

De plus, trois pays neutres de l’UE y figurent très curieusement. Serait-t-il possible que l’UE s’oriente vers un statut plus ou moins neutre ? Il est aussi à remarquer que le nom de l’OTAN n’apparaît pas dans ce communiqué. Il reste donc que rien n’exclut la possibilité d’une toute nouvelle posture géopolitique pour l’UE, signifiant une certaine autonomie par rapport à des grandes puissances.

Les réponses à ces questions

Avant de répondre néanmoins à ces questions, rappelons que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) fait partie intégrante de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'UE. Avec la relance de la PSDC, les citoyens européens se trouvent évidement devant des choix dans une Union réputée démocratique. Ces choix devraient se réaliser dans un contexte difficile: la Chine s’érige en grande puissance, le coup d’Etat d’Erdoğan est suivi d'une répression à grande échelle en Turquie, les inégalités explosent depuis des dizaines d’années dans les Etats membres, le vote britannique implique le Brexit, l’élection présidentielle aux Etats-Unis nous donne un Trump (moins atlantiste et plus tourné vers le Pacifique) et on observe des dérives électorales vers la droite en Europe pour ne citer que les événements ou les faits plus saillants.

L’engagement de créer une « coopération militaire renforcée » est intéressant par son ambiguïté[3]. Ses projets figurent à la fois sur la liste des projets CSP et sur celle adoptée aujourd’hui des projets de coopération OTAN-UE, impliquant tant les États membres ou l’Alliance atlantique que la Commission européenne et l’Agence européenne de défense[4]. Connaissant nos dirigeants courageux, ils opteront sans aucun doute pour les orientations qui favorisent une Europe un peu plus indépendante qu’avant. Vue sa position géographique, sa souveraineté graduelle à réaliser s’impose d’ailleurs, n’étant qu’une presqu’île compliquée de l’Eurasie. Toute défense d’ordre militaire lui est d’ailleurs interdite face à des grandes puissances nucléarisées qui l’entourent, la menacent de l’Est ou de l’Ouest

La création d’une capacité opérationnelle qui s'appuiera sur des moyens civils et militaires soutiendra ainsi les moyens civils plus humains et moins coûteux. Par conséquent, il ne sera plus question pour la Belgique d’acquérir la trentaine de chasseurs-bombardiers parfaitement inutiles. Ce sera également le premier pas vers une démilitarisation, voire vers une dénucléarisation accélérée de notre continent. Déployer nos troupes, dont le seul rôle est la défense territoriale, en dehors de l'Union ne se fera jamais, sauf éventuellement si l’Assemblée générale et le Conseil de Sécurité de l’ONU quasi unanimement le demandent.

Augmenter les budgets de défense pour atteindre les 2% du PIB est à féliciter. Ici, tout de go, il nous faut préciser que la défense ne se réduit aucunement à la seule création de force armée.

En effet, nos dirigeants n’hésiteront pas à amplifier ainsi la coopération au développement ou l’aide d’urgences (par exemple pour les réfugiés) sur le plan international autant qu’à renforcer la sécurité sociale dans leurs pays en vue d’améliorer la cohésion sociale, oh combien important en matière de défense. Si jamais la Belgique décidait d’acquérir les  chasseurs-bombardiers en question ces chasseurs-bombardiers et ce, malgré l’opposition de la population belge, ils seraient évidement sous commandement européen.

Quelle que soit cette politique de sécurité et de défense, il faut selon moi que les objectifs en soient clairement définis et démocratiquement décidés et que les moyens à mettre en œuvre  qui en découlent soient strictement défensifs. A première vue et compte tenu de la longueur des frontières de l’UE, l’armée européenne qui regrouperait selon des quotas à convenir toutes les armées des pays membres ne dépasse pas l’importance d’un demi-million (gardes-frontières comprises)[5]; toute intervention hors des frontières de l’UE serait à interdire; bien entendu, pas d’achat d’avion chasseurs-bombardier; les bases militaires étrangères non européenne sont à éliminer du territoire des pays membres de l’Union[6].

Privatiser partiellement la défense peut se faire aisément. Il suffit de verser simplement les budgets votés aux comptes bancaires des multinationales privées de défense. Elles se montrent déjà fort efficaces en Irak ou en Afghanistan… pour perpétuer les guerres d’invasion et leur prospérité. Cela facilitera par ailleurs la réduction des effectifs militaires des Etats. Que fera-t-on des nombreuses opérations proprement européennes en cours (anti-piraterie, Somalie, Mali…)

Un test de réalisation

Il existe des aspects pour tester la volonté réelle de l’UE pour organiser sa propre défense:

  1. fixer la destination finale de ses dépenses augmentées en matière de Politique commune de sécurité et de défense (PCSD) ; les fameux 2% du PNB de chaque pays membre (sans les neutres) seraient-ils destinés à l’OTAN sous commandement américain ou à l’UE avec une politique de sécurité et de défense commune (PCSD) et autonome;
  2. lancer une industrie privée européenne pour innover, développer et fabriquer des armements mais surtout des équipements qui favorisent la paix et le développement.
  3. développer les forces européennes avant tout civiles d’intervention rapide et hors de l’OTAN;
  4. décider la „coopération structurée permanente” (en anglais Permanent Structured Cooperation - PeSCo) en tant que moyen de développer la collaboration et la coopération renforcées dans le domaine de la défense souveraine de l’UE.

 

[1] Un monde plus sûr: notre affaire à tous, rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, Nations Unies, 2004.

[2] La coopération structurée permanente repose sur le concept d'intégration différenciée, souvent dénommé « Europe à deux vitesses ».

[3] Voir aussi SANTOPINTO, Federico, La défense européenne, entre Doctor Fed & Mister PESCO, in: GRIP, 14.5.2017.

[4] La position des pays membres neutres compliquera sans doute les options à prendre.

[5] Soit le quart de ce qu’existe actuellement. Il importe de distinguer entre la tâche du militaire et celle du policier. Le militaire est formée pour tuer l’adversaire, alors que le policier vise à « maintenir l’ordre » et la légalité ! La lutte contre le grand banditisme ou le terrorisme est un travail de la police.

[6] Faut-il rappeler que la Belgique entretient une base militaire américaine à Kleine Brogel où une vingtaine de bombes nucléaires sont logées et où vraisemblablement le CIA a fait torturer ses prisonniers. On parle maintenant d’une base à créer dans les Ardennes belges.