Après la léthargie kosovare, le réveil afghan ?

Georges Berghezan
1 octobre 2001

Au printemps 1999, les raids de l’OTAN contre la Yougoslavie avaient été marqués, durant les premières semaines de bombardement du moins, par un relatif alignement de l’opinion publique ouest-européenne sur ses belliqueux dirigeants. Cette fois-ci, la guerre anglo-américaine contre l’Afghanistan ne semble pas bénéficier d’un même assentiment. Si le discours des chefs d’état, ceux des grandes puissances surtout, ne paraît guère avoir évolué, le ton des grands médias est incontestablement bien plus modéré et pluraliste. Pour se limiter à un seul exemple, il était alors absolument sacrilège et « révisionniste » de mentionner que, outre les bien réelles exactions serbes suscitées par les dévastations commises par l’OTAN, certains réfugiés kosovars auraient également pu vouloir échapper aux humanitaires bombes occidentales. Cette fois-ci, les médias n’accusent pas les talibans de pousser leur peuple à l’exode et reconnaissent cette simple réalité : qu’il est bien naturel de vouloir fuir un pays laminé par les bombardiers américains.

Ce changement est-il dû à un regain de vigueur du mouvement pour la paix ? Ou bien d’autres facteurs entrent-ils en ligne de compte ? Sans vouloir sous-estimer une évolution perceptible de franges importantes de l’opinion publique, comme en témoigne le succès du mouvement pour une « autre mondialisation », nous penchons davantage pour la seconde hypothèse. Les différences de contexte entre les deux guerres sont nombreuses et importantes. Nous citerons notamment :

la personnalité de George W. Bush qui, à la différence du cauteleux Clinton, est perçu comme une « brute épaisse » par une majorité de l’opinion publique ouest-européenne ;
le fait que les Européens, sauf les Britanniques, sont moins directement impliqués dans la croisade afghane que dans la guerre contre la Serbie : au sens strict, il ne s’agit pas cette fois d’une guerre de l’OTAN et nous ne devons pas subir quotidiennement le matraquage d’un Jamie Shea en direct du QG d’Evere ;
la crainte de nos dirigeants de se mettre à dos les importantes communautés musulmanes vivant dans nos pays et de devoir faire face à des « troubles intérieurs », alors que le nombre de Serbes ou de chrétiens orthodoxes vivant par ici est négligeable ;
les buts de guerre affichés : en 1999, il s’agissait d’expulser les forces de sécurité yougoslaves du Kosovo et de les remplacer par des troupes de l’OTAN (« Serbs out, NATO in », selon l’expression de Jamie Shea), ce qui donnait une certaine logique militaire aux bombardements ; cette fois-ci, de nombreux stratèges et journalistes doivent bien admettre ce qu’un enfant de 7 ans au QI moyen pourrait aisément comprendre : que les bombardements contre les Afghans ne font que favoriser l’éclosion d’une nouvelle génération de fêlés intégristes et de terroristes à travers tout le monde musulman ;
les buts de guerre réels sont sans doute plus clairs dans le conflit actuel que dans le précédent : l’Afghanistan est pratiquement incontournable pour acheminer les immenses richesses en pétrole et en gaz d’Asie centrale vers le marché nord-américain, alors que les buts de la campagne contre la Yougoslavie étaient plus complexes et plus difficiles à définir : affaiblir un pays réticent à l’extension de l’OTAN et au libéralisme débridé de l’Union européenne, compenser aux yeux du monde musulman le soutien pro-israélien par une aide aux Albanais, donner un avertissement à la Chine et à la Russie… ;
pendant des années, notamment durant le long conflit bosniaque, les dirigeants occidentaux et les médias à leur service ont eu tout le loisir de diaboliser les chefs et la population serbes, leur attribuant toutes les exactions des guerres balkaniques, en occultant toutes les informations allant en sens contraire ; dans le cas afghan, bien que Bin Laden avait déjà la réputation d’un dangereux terroriste et les talibans de transformer leurs femmes en fantômes, on se souvient que l’Occident avait largement soutenu les « moudjahidines » contre les Soviétiques et accueilli avec un certain soulagement l’accession au pouvoir des ultra-fondamentalistes talibans ;
enfin, le facteur géographique, mille fois vérifié : les médias sont infiniment plus enclins à faire pleurer et à mobiliser les téléspectateurs pour un drame se déroulant « au cœur de l’Europe » que pour des millions de victimes au teint basané et en outre voilées ou enturbannées croupissant au fin fond de l’Asie ; à l’époque de la guerre, un réfugié bosniaque recevait 16 fois plus d’aide du Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU que son homologue africain, ce dernier ayant été en outre généralement ignoré par les centaines d’ONG actives dans les Balkans.

Bref, un ensemble de facteurs concourent à un large scepticisme des populations européennes face aux bombardements anglo-américains au pied de l’Himalaya. Il est de la responsabilité du mouvement de paix de transformer une vague indifférence à une guerre lointaine en une opposition résolue et lucide à ce qui est un nouveau crime contre le droit international et une nouvelle avancée des États-Unis vers un contrôle absolu de chaque recoin de la planète.