Entretien avec Momcilo Trajkovic, Caglavica


16 août 2004

Nous avons rencontré Monsieur Momcilo Trajkovic, à Caglavica dans l’enclave de Gracanica au Kosovo le 16 août 2004.
Momcilo Trajkovic est le Président du Parti démocratique serbe de la résistance (Srpski democratski pokret otpora - SPOT).

Momcilo Trajkovic. Je suis Président de l’unique organisation politique (serbe) authentique du Kosovo qui s'appelle le Parti démocratique serbe de la résistance (SPOT). Jamais dans leur histoire, les Serbes du Kosovo n’avaient eu de représentation politique authentique. Nous avons constitué cette organisation en 1995, pour essayer d’expliquer au monde que les Serbes avaient des propositions démocratiques pour le Kosovo. Notre parti est membre de la coalition DOS et nous avons participé au changement démocratique de 2000. Je fus aussi vice-Président de la république de Serbie à l’époque de Milosevic en 1990, je n'avais que 35 ans, j'étais jeune. En raison de mes désaccords avec Milosevic sur la question du Kosovo, je me suis écarté de lui parce que je pensais que sa politique ne menait pas à une solution.

Ensemble avec l'Evêque Artemije, nous avons voyagé dans le monde, pour proposer nos solutions. A de nombreuses reprises, nous avons été reçus aux Etats-Unis. En France, nous avons été reçu au Quai d'Orsay et à l'Assemblée Nationale. Nous avons parlé au Bundestag, au Parlement Britannique, à la Duma en Russie, dans tous les endroits importants, à Bruxelles aussi. Partout nous avons proposé des solutions, mais nous avons constaté que tout le monde ne regardait que Milosevic. Toutes les grandes puissances jouaient le jeu de Milosevic. Ils avaient tous une approche unilatérale en noir et blanc et malheureusement notre mission n'a rien donné. Nous en sommes arrivés aux bombardements. Nous avons essayé d'expliquer ici que la communauté internationale était notre chance et qu'il fallait un changement à Belgrade. Le changement s'est fait à Belgrade, mais ici rien de mieux ne s’est produit.

Ce que Milosevic faisait en utilisant l'armée et la police sans projet politique, c'est exactement ce que fait la communauté internationale aujourd’hui : il y a une armée et une police puissantes, mais il n'y a toujours pas de politique. Et les Albanais se comportent à leur tour comme Milosevic. Au lieu de proposer une politique, on a simplement interverti les rôles. Notre peuple souffrait déjà du temps de Milosevic, comme les Albanais qui souffraient aussi. Mais depuis l'arrivée de la communauté internationale, la situation est devenue absolument insoutenable pour les Serbes, les Roms et les Gorans, alors que les Turcs et les Bosniaques sont contraints à l'assimilation. Il n'y a maintenant plus qu'un point de vue : celui qui est dicté par le camp albanais. Tous les autres sont des citoyens de troisième rang.

La communauté internationale a échoué ici, son objectif était d'appliquer une variante de société multiethnique « à l'américaine ». Le projet était de créer ici un peuple « kosovar », ce qui est une absurdité, car avec une telle solution, c'est la communauté majoritaire, donc albanaise, qui dicte sa loi aux autres. Il n'y a pas d'institution « kosovar » ici : ce sont des institutions albanaises. Il n'y a pas de politique « kosovar » : c'est une politique albanaise, malheureusement soutenue par des centres de pouvoir très puissants.

Nous sommes ici comme des objets et non des sujets, c'est ça le fond du problème. Nous servons de décor pour la communauté internationale et pour la société albanaise, pour montrer que le Kosovo est une société « multiethnique ». Ici nous sommes totalement isolés, nous vivons dans des camps, on ne peut en sortir que lors des votations et les représentants de l'ONU viennent nous voir uniquement lorsqu'ils doivent rédiger un rapport.

Plus de 1300 Serbes ont été enlevés, dont nous n'avons aucune nouvelle. Il semble de plus en plus certain qu'ils sont morts. Mille Serbes ont été tués sans qu'on sache qui sont les auteurs de ces meurtres. 150 monastères et églises ont été détruits ou incendiés sans qu’on sache qui sont les auteurs. Mais ce n'est pas vrai : on connaît très bien les auteurs et je n'arrive pas à comprendre la communauté internationale. Ce que fait la communauté internationale ici est contraire à toute forme de civilisation ! C'est au-delà de toute de forme d'intelligence ! Pour les Albanais aussi ce n’est pas bon de tolérer un tel extrémisme. Les Albanais eux-mêmes vont le payer très cher. 10% des Albanais vivent très bien, alors que 90 % se trouvent dans une situation économique très difficile, et de ce fait, exposés aux manipulations.

Les puissances qui sont ici ne veulent pas comprendre. Je ne vois qu'une solution : il faudrait que les opinions publiques occidentales s'engagent pour expliquer à leur gouvernement les conséquences catastrophiques de leur action politique ici. Je ne vois pas d'autres alternatives. C'est pourquoi je pense que votre visite est vraiment très importante pour que vous puissiez dire lorsque vous rentrerez, qu'ici au Kosovo, il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de démocratie, il n'y a pas les conditions élémentaires pour la vie. Un vieux peuple civilisé, le peuple serbe, vit isolé dans des camps, et ceci en présence de la communauté internationale, c'est absurde. C'est pourquoi nous demandons de l'aide.

Nous sommes aussi critiques envers notre gouvernement : j'étais l'une des personnes les plus fermement critiques envers Milosevic. Malheureusement le gouvernement actuel n'a pas d’influence, mais j'espère qu'on parviendra tous ensemble à trouver une solution.

La présence internationale est un énorme appareil qui sert de plus en plus à son propre fonctionnement et de moins pour à nos besoins à nous. Ils ne sont jamais fautifs alors que nous sommes toujours fautifs, tout particulièrement nous, les Serbes. Nous sommes des fautifs permanents. Je sais qu'il y a des fautes commises par le régime précédent. Elles sont jugées à La Haye, alors qu'ils finissent leur travail. Malheureusement le Tribunal de La Haye n'est fait que pour condamner les Serbes : il y a eu 3000 Serbes tués au Kosovo, c'est impossible qu'on ne trouve aucun Albanais à inculper !

Je vais terminer par une citation de Richard Holbrooke qui était venu ici en 1999 juste après les bombardements. C'était un moment terrible, le calvaire pour les Serbes, je lui ai demandé de faire quelque chose pour arrêter les exactions, je vais le citer parce que sa réponse est restée gravée dans ma mémoire, Holbrooke a dit : « Vous avez capitulé, maintenant les vainqueurs vous font payer la facture ! ».

Cette phrase résume la politique de la communauté internationale : « Vous avez capitulé, maintenant il faut payer ». Depuis l'occupation turque ici, les Serbes du Kosovo sont condamnés à payer. Nous payons les fautes de notre régime précédent et nous payons la construction d’un Etat albanais. Les gens ne peuvent même pas sortir de leur maison en sécurité et on organise des élections prétendues « libres et démocratiques ». Je ne vois pas d’issue à cette situation sans changement de la politique internationale. Le problème n'est plus chez nous, il n'est même pas chez les Albanais, la solution du problème se trouve dans la communauté internationale et ce qu’elle décidera de faire. Aujourd'hui il n'y a pas de politique. La politique de communauté internationale est unilatérale et orientée uniquement en faveur des intérêts albanais.

250 000 habitants du Kosovo, Serbes, Roms et autres membres des minorités, ont été chassés et, depuis 5 ans, la communauté internationale n'a entamé aucun processus de retour. Ils ont tous oublié l'année 1999 et maintenant on ne parle plus que du 17 mars qui est présenté comme le principal problème. La situation est sans perspective. Dans mon village à Caglavica, qui est un grand village serbe de près de 2000 habitants, chaque année, il y avait 30 nouveaux élèves en première année et cette année, il n'y a que 3 élèves...

Que font maintenant les Albanais : ils sont en train de morceler notre enclave en achetant des terrains avec des sommes d'argent considérables, pour qu’ils puissent, par la suite, acheter le reste à bas prix, lorsque que ce ne sera plus possible pour nous de vivre ici. 100 000 travailleurs ont perdu leur emploi. Quelques personnes ont trouvé du travail dans des institutions publiques, mais 80 % n'ont pas touché de salaire depuis 5 ans.

Je suis directeur d’une coopérative agricole ici, qui représente 600 hectares de terre. La communauté internationale ne nous pas donné un seul Euro d’aide et malheureusement Belgrade non plus. 200 hectares ont été usurpés par les Albanais. Nous avions notre propre marché à Pristina, mais les Albanais l’ont occupé aussi. Rien n’est fait pour nous permettre de nous stabiliser. Toute la pression est mise pour qu'on quitte cette enclave de Gracanica qui est stratégiquement très importante pour les Albanais.

Propos transcrits par Philippe Scheller