Entretien avec Marek Nowicki, Pristina


16 août 2004


Marek Nowicki

Nous avons rencontré Marek Nowicki dans ses bureaux de Pristina le 16 août 2004. Le Polonais, ancien dissident, dirige l’Ombudsperson Institution in Kosovo, une équipe de quelques dizaines de personnes, essentiellement des Kosovars, chargée de centraliser et de répondre aux plaintes des citoyens envers les autorités locales ou internationales. Ce travail de médiation est synthétisé chaque année dans un rapport, qui représente un tableau saisissant des problèmes accablant le Kosovo, de l’absence de normes juridiques aux violations systématiques des droits des minorités, en passant par les errements de la « communauté internationale ».

Quelles sont les activités et quel est le rôle de l'institution que vous dirigez ?

Marek Nowicki : L'institution a été établie en juillet 2000, nous sommes chargés de surveiller et de réagir aux problèmes dans le domaine des droits humains au Kosovo, dans le domaine de la discrimination, de l'abus d'autorité, concernant l'administration internationale, la MINUK1, et les institutions locales. La présence militaire, la KFOR2, est en dehors de notre juridiction. Bien sûr, cela ne veut pas dire que nous ne nous occupons des problèmes liés à la KFOR. Cela ne se passe pas sur la base de notre juridiction, de notre compétence formelle, mais sur une base de coopération, considérant que le but ultime est le même : nous voudrions que tous les gens vivant au Kosovo, ou voulant y revenir, puissent mener une vie normale, pour eux et pour le futur de leurs enfants.

Bien sûr en pratique c'est beaucoup plus compliqué. Notre institution a toujours été très critique, en particulier envers les performances de la MINUK. Si vous lisez nos rapports annuels ou nos rapports spéciaux concernant divers problèmes que nous avons abordés ou découverts, vous verrez cela très clairement. L'institution a un site web sur lequel vous pouvez trouver tous ces rapports identifiant ces problèmes : www.ombudspersonkosovo.org . Nous avons deux représentantes pour les médias : Ibrahima est kosovare et Kata est internationale.

Bien sûr, comme notre institution a parfois été très critique à propos des problèmes touchant aux droits humains, nous avons eu de nombreuses confrontations avec l'administration et l'ombudsperson (OP) n'est pas très populaire dans les couloirs de l'ONU.

Quelle est votre indépendance par rapport à la MINUK ?

L'Institution de l'OP est indépendante, autant que l'on puisse l'être dans les circonstances actuelles du Kosovo. Nous sommes d'une manière ou d'une autre liés, pas à la MINUK, mais au SRSG3, qui nomme l'OP et peut le démettre. Maintenant, c'est M. Petersen, qui vient d'arriver au Kosovo. La seule obligation que nous avons envers lui est de présenter tous les ans, en juillet, un rapport annuel décrivant le travail de l'Institution et exprimant notre opinion sur la situation des DH, ou du moins les principaux aspects en ce domaine. A part cela, nous n'avons aucun lien avec l'ONU au K. L'OP n'est pas un employé de l'ONU, il n'est pas payé par l'ONU. Quand, en 2000, il a été question de nommer le 1er OP international, cela a été fait sur la base d'une proposition de l'OSCE, alors présidée par le gouvernement autrichien, et l'OP a été nommé par le SRSG, après consultation avec le Conseil de l'Europe. Cela veut dire que diverses institutions internationales ont été impliquées dans le processus de sélection de la personne qui a dû assumer cette charge. Depuis plus de quatre ans, je peux vous assurer qu'il n'y eu aucun cas de pression à mon encontre.

Je suis payé par différents gouvernements via l'OSCE : les Etats-Unis, la Suisse, la Suède, la Norvège, le Danemark, récemment nous avons reçu la décision du gouvernement belge de nous soutenir en 2005, la Turquie, le Liechtenstein, mon pays, la Pologne. L'institution est aussi partiellement financée par le budget consolidé du Kosovo. Tous les coûts liés aux opérations de base de l'institution, comme les salaires du personnel local, sont couverts par le budget du Kosovo. Les problèmes spéciaux, le personnel international… sont payés par les donateurs internationaux. Du point de vue de notre indépendance, c'est très important, car nous essayons d'avoir des financements équilibrés, variés.

Quel genre de plaintes recevez-vous ?

Pratiquement toutes les constructions sont faites illégalement au Kosovo

Bien sûr, nous recevons beaucoup de plaintes de la majorité albanaise, des plaintes concernant le système judiciaire, le travail de la police, les constructions illégales – c'est un des grands problèmes ici -, le manque de réaction appropriée des autorités municipales à certaines mesures prises par des personnes privées en violation des droits d'autres personnes, par exemple quand quelqu'un construit quelque chose sans autorisation, en violation des lois sur la construction, d'une manière qui met en danger le voisinage, et qu'il n'y a aucune réaction de la municipalité. Dans ces circonstances, nous demandons d'abord à l'administration communale de stopper cette construction, si elle ne nous écoute pas, l'OP décide de demander l'introduction de mesures intérimaires par le SRSG, et il ordonne par un ordre exécutif à l'administration municipale de mettre fin à cette situation. Bien sûr, il y a aussi une sorte de procédure en instance entre-temps, mais… Je peux dire que pratiquement toutes les constructions sont faites illégalement au Kosovo.

Un exemple ?

Il y a quelques semaines, à Peja/Pec, il y a eu un cas flagrant où la manière de creuser les fondations d'une maison menaçait celle du voisin, et l'administration municipale ne réagissait pas, parce que c'était quelqu'un... Vous savez ici, il y a le crime organisé, des gens avec des liens familiaux importants, etc. et très souvent les administrations municipales, les tribunaux, les juges ont peur d'agir. Dans ce cas, le SRSG a pris un ordre exécutif et, en deux jours, tout a été arrêté, et maintenant on discute de compensation.

Bien sûr, dans le contexte du Kosovo, avec les problèmes interethniques, nous nous occupons beaucoup de problèmes liés aux communautés non-albanaises…

L'OP ne peut que recommander, nous ne pouvons pas décider, mais parfois le SRSG suit nos recommandations et prend une décision, parfois pas…

Pour revenir à ces choses interethniques, la question principale, la 1 ère question, est comment organiser le travail de l'institution de manière que les communautés non-albanaises qui n'ont pas de liberté de mouvement appropriée puissent contacter notre institution, y avoir accès et formuler leurs plaintes. En pratique, une grande partie de l'organisation de notre travail se concentre sur comment garantir un accès approprié à tous, en particulier aux communautés non-albanaises connaissant des restrictions de mouvement.

Ressentez-vous une évolution dans le domaine des droits humains ?

Si quelqu'un est tué, personne ne croit que le meurtrier sera amené devant la justice.

Évidemment, s'il n'y a pas de liberté de mouvement et de sécurité, il est inutile de parler de droits humains. Il y a trois jours, c'était le 1er anniversaire du meurtre de garçons serbes à Gorazdevac. J'ai été le 1er représentant de la communauté internationale à m'y rendre. Un garçon a été amené à l'hôpital à Pec/Peja, à 10 km de l'enclave. Il n'y avait aucune possibilité de le transporter, par l'ONU ou des représentants internationaux. Alors un homme a décidé de le transporter avec sa vieille Jugo, avec des plaques yougoslaves. Le garçon saignait abondamment, blessé par balles par des Albanais du village d'en face. A un certain moment, l'homme s'est rendu compte qu'il n'avait pas assez de carburant et s'est arrêté dans une pompe à essence. Immédiatement, une foule de jeunes Albanais a entouré la voiture et a essayé de sortir le garçon agonisant hors du véhicule et de le tabasser. Après une dizaine de minutes, des carabinieri italiens sont arrivés et ont sauvé l'homme et le garçon. Malheureusement, à cause de l'hémorragie et du temps perdu à la pompe à essence, le garçon est mort à l'hôpital. Ce type de situation montre où nous en sommes au Kosovo.

Est-ce qu'il y a eu des arrestations après cet incident ?

Non. Quand vous voyez la liste des meurtres et des autres crimes violents à caractère interethnique supposé, c'est-à-dire des Albanais attaquant des Serbes, et que vous demandez à la police de la MINUK quels sont les résultats des enquêtes, où sont ces gens qui devraient être amenés devant la justice, la réponse est nulle, zéro, pas de résultat. Il y a un an et demi, une famille entière a été tuée à Obilic, près de Pristina, et c'est la même absence de résultat.

J'ai soulevé ce problème publiquement, en demandant au Commissaire de la police de la MINUK des explications sur ce cas, où ils en sont dans l'enquête. Nous essayons d'avoir accès aux dossiers pour voir ce qu'ils font. C'est extrêmement difficile, c'est un domaine où il y a constamment une confrontation entre nous et la police de la MINUK à propos de certaines possibilités de garantir le contrôle des enquêtes de la police. C'est vraiment désastreux. En même temps, cela a des effets dévastateurs sur les relations interethniques. Si quelqu'un est tué, personne ne croit que le meurtrier sera amené devant la justice.

Pourtant, après les événements de mars, il y a eu des arrestations.

C'est une situation différente. Il y a deux choses sur lesquelles je souhaiterais insister. Il s'agissait d'émeutes. Dans ces circonstances, en mars, il était facile de découvrir qui avait participé, au moyen de films par exemple. Mais, à Gorazdevac par exemple, il était beaucoup plus compliqué d'identifier les tueurs.

La loi semble être absente du Kosovo

S'il vous plaît, ne parlez plus du retour des Serbes, pour retourner où, pour vivre dans quelles conditions ?

Comme vous le dites, il n'y a pas de loi au Kosovo, vous citez presque notre rapport du 1er juillet. Nous l'avons dit, pas seulement ici, mais à Kofi Annan, à d'autres organisations internationales. Comme l'a dit un hebdomadaire serbe, l'OP est un homme de vérité à propos de ce qui se passe vraiment ici, et c'est un rôle important. Avant mars, quand vous lisiez les rapports de la MINUK et même ceux du Secrétaire général au Conseil de sécurité, on disait « il y a des problèmes, mais cela va mieux, il y a des progrès etc. ». Le même jour, l'OP déclarait que ce n'est pas vrai, et ce n'est pas très populaire dans les couloirs des Nations Unies. Par exemple, le retour des Serbes, une question très politisée, très haut dans l'agenda de toutes les discussions politiques ici ou au Conseil de sécurité. Depuis le début, nous leur avons demandé avec insistance que, si nous continuons comme ça, si la réalité est celle que nous voyons : s'il vous plaît, ne parlez plus du retour des Serbes, pour retourner où, pour vivre dans quelles conditions ?

Par exemple, il y a une grande discussion dans les pays occidentaux, Belgique, Allemagne, Scandinavie, à propos du renvoi aujourd'hui des Roms, des Ashkalis, des Egyptiens4, on en discute dans vos parlements, vos gouvernements… Notre position – et dans quelques jours je dois rencontrer à ce sujet le ministre allemand de l'intérieur – est que, à cause de la situation de sécurité, on ne peut pas renvoyer ces gens ici.

Il s'agit d'un exemple classique de nettoyage ethnique... Dans quelques jours, le résultat sera atteint : il n'y aura plus d'Ashkali à Vucitrn

Qui est responsable de cette situation ? Evidemment, d'abord l'ONU, car selon la résolution 1244 son devoir est de créer les conditions pour que chacun puisse vivre en paix. Quand vous parlez aux leaders albanais, ils vous répondent, nous n'avons rien à voir avec cela, il y a la police de la MINUK, la KFOR, qui doivent fournir la sécurité aux gens, ils n'ont qu'à faire leur travail. Je réponds : non, ces structures ne peuvent que vous aider, mais vous, les Albanais, devez fournir la sécurité à vos voisins. Il y a une sérieuse enquête à propos des membres de la KPS5 impliqués dans l'incendie des maisons des Ashkalis de Vucitrn en mars, revenus l'année dernière après une première expulsion en 1999. Maintenant, cinq mois après les émeutes, 48 d'entre eux sont encore au camp de la KFOR française de Novo Selo, mais il y a eu plus de 200, je me demande que faire avec eux, comment les aider ? Deux fois par semaine, je rencontre ces Ashkalis. L'OP est en pratique la seule personne de confiance pour eux. J'en ai rencontré certains pour la 1 ère fois en 2002 à Novi Sad, dans un camp, où ils étaient installés depuis 1999. A cause des déclarations politiques sur les retours, du Conseil de sécurité, etc., ces gens ont été ramenés pratiquement par la force au Kosovo. Les représentants de la MINUK sont allés à Novi Sad, leur promettant tout, des maisons reconstruites, de la sécurité, parce qu'ils ont des statistiques à montrer à New York. Ces mêmes personnes sont maintenant dans le camp de la KFOR de Novo Selo. Ils ne veulent plus entendre parler de discours sur la possibilité de rester au Kosovo, ils ne veulent même plus entendre le mot Kosovo. J'attends aujourd'hui la réponse du ministre de l'intérieur de Serbie, mais j'espère qu'il leur accordera des cartes d'identité et des passeports serbes, car tout est brûlé, ils ont tout perdu, même leurs papiers. Ils pourront ainsi partir à Novi Sad ou à Novi Pazar, en Serbie. Mais qui a permis à cette foule de faire le travail en mars ? Il s'agit d'un exemple classique de nettoyage ethnique, de pogrom. Dans quelques jours, le résultat sera atteint : il n'y aura plus d'Ashkali à Vucitrn.

A propos des expulsions de demandeurs d'asile pratiquées par l'Occident

Certains gouvernements occidentaux jouent un jeu vraiment sale. Pour certaines raisons, si cela les arrange, ils ne considèrent pas que le Kosovo fait partie de la Serbie-Monténégro, disant que le Kosovo est quelque chose de séparé, etc. Mais, dans ce cas, ils disent : « Eh, mais le Kosovo fait partie de la Serbie-Monténégro, donc il y a des lieux sûrs, c'est-à-dire en Serbie centrale6, et nous allons y renvoyer ces gens. Et pour cette raison, il y a des Roms du Kosovo atterrissant à Belgrade, moins maintenant, à cause des interventions de différentes organisations ; mais jusqu'il y a peu, tous les jours il y avait des charters atterrissant à l'aéroport de Belgrade avec des Roms du Kosovo et les gouvernements disaient : c'est un lieu sûr. Ils venaient surtout d'Allemagne. Ils renvoyaient ces Roms qui avaient parfois passé dix ans en Allemagne, dont les enfants parlaient seulement l'allemand, sans la moindre idée de quoi faire avec ces personnes : on les amène seulement à l'aéroport, puis on s'en fiche.

Après des discussions parfois très dures, la politique de la MINUK est de ne pas autoriser le rapatriement de Roms, Ashkali et Egyptiens en provenance de pays occidentaux.

A propos de la sécurité, nous devons avoir à l'esprit que la sécurité ne peut être fournie que par la population majoritaire albanaise. Si les Albanais ne changent pas leur attitude, vous pouvez avoir autant de soldats de la KFOR que vous voulez … En 1999-2000, il y avait 50.000 soldats de la KFOR, 6.000 policiers de la MINUK, il avait des meurtres tous les jours, une insécurité absolue partout au Kosovo. Vous ne pouvez pas fournir la sécurité si votre voisin est votre ennemi, c'est impossible. Pour cette raison, les Albanais du Kosovo devraient comprendre qu'il s'agit essentiellement de changer leur attitude. Sinon, leur avenir sera également mis en question.

Pensez-vous que le manque de statut final accroît les tensions ? Etes-vous d'accord avec les leaders albanais qui disent que, s'ils obtiennent l'indépendant, tout ira bien ?

Il s’agit de donner aux gens des clarifications sur leur avenir. Cela fait cinq ans que nous sommes dans cette situation, mais les gens n’ont qu’une vie. Les gens se demandent ce qui se passera avec eux, avec leurs enfants, pendant combien de temps tout restera provisoire ? Mais la vie ne peut pas être basée sur du provisoire. Selon moi, la question n’est pas l’indépendance ou un autre statut clair. Les Albanais accepteraient même une plus longue période de temps, mais à condition que leur avenir soit beaucoup plus clair que maintenant. Et ce n’est pas seulement une question de confort ou de pouvoir élaborer des projets personnels sérieux. Mais qui investirait au Kosovo quand tout est provisoire, quand rien ne marche, quand le crime organisé règne, quand l’économie est dans une situation catastrophique, et pendant combien de temps ? L’économie, cela signifie le niveau de vie des gens. Du point de vue de l’édification des institutions, comment pouvez-vous sérieusement penser à édifier des institutions dans une situation où vous ne savez pas quelles institutions vous édifiez ? Si vous édifiez des institutions ou des structures démocratiques en vue de l’indépendance du Kosovo, ou en vue de quelque chose d’autre ?

Je pense que les Serbes et les autres sont aussi fatigués de cette situation peu claire, provisoire…

Mais les positions serbe et albanaise sont totalement opposées

Beaucoup de Serbes veulent … je ne parle pas des leaders politiques, car le Kosovo est un instrument important dans le jeu politique serbe, pas tellement ici, mais surtout à Belgrade. Mais regardons le point de vue des gens ordinaires : combien de temps vont-ils rester dans ces enclaves ? Il faut des discussions sérieuses concernant le futur du Kosovo, peu importe dans quelle direction. On ne peut maintenir le statu quo et éviter de décider sur cette question précise. Il y a eu des « pourparlers techniques » entre Belgrade et Pristina. Après avoir discuté de ces problèmes techniques, les gens qui ont participé à ces premiers pourparlers se sont mis d’accord sur le fait que toute discussion, tôt ou tard, devra aborder le point du futur du Kosovo, de son statut final.

L'indépendance est-elle envisageable tant que ces fameux standards ne sont pas respectés ?

Les Albanais du Kosovo suivent beaucoup les Américains. Si les Américains le disent, on a plus de chances d'être vraiment écoutés.

Les Albanais du Kosovo devraient comprendre qu’il n’est pas évident qu’ils obtiendront l’indépendance. On peut discuter sérieusement de l’indépendance sous certaines conditions strictes. Bien sûr, s’ils n’autorisent pas la création de conditions de vie pour les communautés non-albanaises, il ne devrait pas y avoir de discussion sur l’indépendance, et cela devrait être bien clair. La racine du problème est que, en 1999, l’indépendance a été promise, politiquement, l’indépendance a été promise. Et pour cette raison aussi, il est très important d’avoir une position claire, tenace et sans équivoque, les pays européens via l’Union européenne, et les Etats-Unis. J’insiste sur les Etats-Unis, pas seulement parce que généralement à cause de la position des Etats-Unis sur la question du Kosovo, mais simplement parce que les Albanais du Kosovo suivent beaucoup les Américains. Si les Américains le disent, on a plus de chances d’être vraiment écouté. Pour cette raison, le rôle clef revient aux Etats-Unis. Et en même temps, il s’agit de montrer que la seule perspective de ce pays, et de toute la région, est de, un jour, rejoindre l’espace européen et l’UE, ce qui prendra du temps. Mais il est important de commencer ce processus, de lui donner de solides assurances politiques, c’est-à-dire de faire comprendre clairement qu’il n’y a pas d’autre voie, et aussi qu’il y va de leur intérêt.

On peut s’étonner des problèmes interethniques mais, si on considère le fonctionnement du crime organisé dans les Balkans, on s’aperçoit qu’il n’y a pas le moindre problème entre Serbes, Albanais, Croates, Bosniaques, etc. Ils travaillent tous très bien ensemble, et de manière vraiment réussie. Pourquoi ? Parce qu’ils partagent un même intérêt, cela veut dire que, nous, la communauté internationale, nous devons leur faire comprendre où est cet intérêt. Et que l’intérêt soit assez important pour mettre de côté les problèmes interethniques secondaires. Quand on examine quelles sont exactement les raisons des divisions, des tensions, des confrontations, vous avez parfois un doute : est-ce parce que quelqu’un hait les Serbes, ou les Roms, ou y a-t-il un intérêt plus trivial ? Il est facile d’utiliser une justification interethnique, mais il s’agit de facto de s’emparer d’une propriété, de prendre une terre, de prendre le contrôle de certains axes routiers, etc.

Sur la nécessité d'informer de la situation les décideurs, le Conseil de sécurité

Je n’ai pas eu la possibilité de parler au Conseil de sécurité, mais le Secrétaire général de l’ONU a reçu toute notre « production ». J’ai eu plusieurs fois la possibilité de parler au Conseil de l’Europe, au Conseil permanent de l’OSCE, à propos de différents aspects de la situation ici. Chaque semaine, j’ai au moins quelques personnes venant de la part de différentes organisations pour discuter de la situation ici. Il est tout à fait normal que l’OP soit à l’agenda de personnes visitant le Kosovo et essayant de réaliser ce qui se passe vraiment.

A propos du soutien des Etats-Unis aux Albanais, du bail de 99 ans de Camp Bondsteel, des intérêts stratégiques

On devrait se demander comment est-il arrivé que la Yougoslavie n’existe plus.

C’est une question intéressante. Peut-être que notre ami des Etats-Unis peut expliquer ceci ? (rires) A part la question du statut, les troupes de l’OTAN et des Etats-Unis resteront peut-être ici pour toujours, et une preuve de cela est exactement ce que vous avez mentionné, Bondsteel, dont quelqu’un a dit que pour le moment que c’est la plus grande base militaire du monde, construite hors des Etats-Unis. Cela veut dire quelque chose. Cela ne veut pas dire que les gens qui ont décidé de construire cela comptent quitter le Kosovo bientôt. Je ne veux pas aller trop loin, mais on devrait penser à tout cela dans le contexte de toutes les guerres yougoslaves, et se demander comment est-il arrivé que la Yougoslavie n’existe plus. Je voudrais m’arrêter sur ce point.

Etes-vous venu au Kosovo avant 1999 ?

Pas vraiment.

Pouvez-vous quand même estimer les avantages et les inconvénients de l'intervention occidentale ?

On peut discuter s’il était possible d’arriver à des résultats positifs par d’autres moyens, diplomatiques, politiques, plutôt que de s’engager dans cette sorte d’opération. Aujourd’hui, on discute beaucoup de la Serbie, de sa situation politique, de son attitude envers les pays occidentaux, de pourquoi en Serbie le bloc démocratique est toujours si faible, même s’il vient de gagner la présidence. On ne veut pas nécessairement se souvenir que c’est un pays, le seul après la Seconde guerre mondiale en Europe, qui a été bombardé, pendant 70 combien..., 3, 4…

78 !

78 jours de bombardement de la Yougoslavie ! Il y a quelques années, c’est-à-dire, d’une certaine façon, hier ! Combien de victimes, qui parle du nombre de victimes ? Je ne parle pas des dommages matériels, ces immeubles, ces ponts, installations, usines, etc. Mais combien de personnes ont perdu leur vie à cause de ces bombardements ? Cet état, cette nation fait maintenant face à la perspective de coopérer et de s’associer avec les pays qui, hier, l’ont bombardée. Ce n’est pas si facile, particulièrement dans une situation où ces pays jouent surtout sur les problèmes de la Serbie avec le Tribunal de La Haye, et ils le font d’une manière qui est très éloignée du respect de la dignité. Une fois, à Belgrade… c’est de l’humour noir, en fait. On m’a dit « nous n’avons qu’un seul produit d’exportation, l’économie va si mal que nous n’avons qu’un seul produit d’exportation : les gens du Tribunal de La Haye ». Parce que, pour chaque tête, ils reçoivent quelque chose : si vous me donnez cette tête, je vous donne 100 millions de dollars, si vous ne le faites pas, nous annulons l’assistance économique, etc. N’est-ce pas quelque chose d’important du point de vue de la dignité d’une nation ? Et particulièrement dans le contexte de ce qui est arrivé auparavant ?

A propos du rôle de la mafia et des intérêts économiques

La situation actuelle est la meilleure possible pour les structures criminelles

D’un côté, les Albanais du Kosovo essaient de chasser certaines communautés non-albanaises, mais en même temps, si vous allez dans les magasins, vous verrez qu’une grande partie des produits mis en vente viennent de Serbie. Le business est quelque chose de différent. Si vous allez à Merdare, ou à Mitrovica, au terminal de ces grands camions, combien y en a-t-il chaque jour qui viennent de Serbie au Kosovo, avec de tout, parce que l’argent, c’est l’argent, le business, c’est le business. Et, bien sûr, celui qui publiquement manifeste avec virulence son rejet des Serbes, ou d’autres, celui qui se montre très nationaliste, c’est souvent le même qui fait du business avec ceux qu’il prétend rejeter. Je veux insister sur certains aspects de cette situation qui ne sont pas nécessairement visibles dans les déclarations publiques.

Je veux revenir à quelque chose dont nous parlions il y a un quart d’heure : il faut entamer des discussions sérieuses sur l’avenir du Kosovo mais, dans le contexte de ces discussions, il y a quelques points qui doivent être absolument clairs. Il n’est pas possible d’accepter ce que certains secteurs de la communauté albanaise – je dis « certains secteurs » parce qu’il ne serait pas juste de parler de tous – voudraient voir ici. Il faut non seulement des conditions de vie normale pour les minorités, qui ont réussi à survivre ici depuis cinq ans, mais aussi créer les conditions pour des retours sûrs et durables. Les discussions avec les leaders albanais du Kosovo qui parlent de l’indépendance ne peuvent débuter que quand ils auront réalisé ces deux points. Mais cela doit être clair, et surtout cela doit être clair de la part de l’Union européenne, ainsi que des Etats-Unis, parce que les Américains jouent le rôle le plus important.

Qui a le pouvoir ici ?

Les Etats-Unis, certainement. Il y a aussi quelques pays qui essaient de jouer un rôle important, comme l’Allemagne. D’un autre côté, et cela rend la situation encore plus compliquée : les structures criminelles sont ici tellement puissantes, et ces structures ne veulent pas… La situation actuelle est la meilleure possible pour elles, la plus profitable. Et elles pourraient faire vraiment beaucoup pour empêcher que se développe une situation dans laquelle leur influence, leur pouvoir seraient diminués. Elles sont prêtes à tout pour que rien ne marche, qu’il n’y ait ni état de droit, ni structures efficaces d’application de la loi, etc. Il y a différents facteurs qui agissent en même temps.

Pourquoi est-ce que la KFOR interdit de photographier des immeubles incendiés en mars ?

Qui a dit cela ?

Je l'ai personnellement expérimenté hier.

Où, à Mitrovica ?

Oui, à l'église orthodoxe. Il y a d'autres cas. Il y a deux jours, une mission religieuse américaine a eu le même problème avec la KFOR et n'a pu photographier qu'après l'intervention de l'ambassade US, ou quelque chose comme ça…

C'est intéressant. Personne ne s'est plaint de ça.

Moi, je m'en plains.

Bien ! Cela doit être fait.

Avez-vous l'impression que votre sécurité personnelle soit menacée ?

Si nous parlons de l’aspect le plus réussi de la mission, c’est la confiance dont nous bénéficions parmi les Albanais – les gens ordinaires – et parmi les Serbes. Bien sûr, sans cela, il nous serait impossible de faire ce que nous voulons faire ici. Je considère que si l’OP n’est pas vraiment en sécurité, si je ne me sens pas vraiment en sécurité, je devrais rentrer chez moi. Pouvez-vous imaginer l’OP sous protection policière ? Je me promène à pied tous les soirs dans ce quartier, sans aucun problème. Tout le monde connaît l’OP. Jusqu’en février 2002, j’avais une protection, douce mais quand même. Je devais suivre des règles générales, etc. Il est difficile de discuter avec des gens de la sécurité du niveau de sécurité, ils considèrent qu’ils savent mieux…

Sur les expulsions de réfugiés de Belgique

Quand nous avons décidé d’intervenir, le président du parlement belge – je ne me rappelle plus de son nom – a été le premier à réagir et m’a envoyé quelques jours après une lettre disant qu’il avait l’intention d’en parler au gouvernement, parce qu’il considérait la situation comme très inquiétante et méritant une discussion.

Lors d’une rencontre avec un leader kosovar serbe, nous avons eu l’impression que la communauté rom est mal représentée et est dans une position de faiblesse pour lutter pour ses droits.

On ne peut pas rester dans un motel avec sous les yeux sa maison incendiée, psychologiquement, c’est trop

Bien sûr, de ce point de vue, les Serbes sont dans une bien meilleure position, ils sentent un soutien politique de Serbie, de Belgrade, et aussi ils sont « dans le jeu », mais les Roms, pas vraiment… Comme je l’ai dit plus tôt, nous avons consacré beaucoup de temps et d’efforts à cette communauté ashkali à Vucitrn. Bien sûr, ayant à l’esprit les circonstances, la meilleure solution serait – et ils le demandent – de les envoyer pour une certaine période quelque part ailleurs. Il faut comprendre ceci. Quand une personne est expulsée, que sa maison est détruite plusieurs fois, par plus ou moins les mêmes individus, on ne peut même pas parler à cette personne d’un nouveau retour. L’ONU a eu l’idée de les mettre, pour une certaine période, au motel qui se trouve à Vucitrn même, dans la même ville. L’ONU et la KFOR ne pouvaient pas comprendre que c’est également trop. On ne peut pas rester dans un motel avec sous les yeux sa maison incendiée, psychologiquement, c’est trop, ils doivent partir. C’est comme après une grande tragédie personnelle ou familiale, beaucoup de gens réagissent en quittant les lieux, ils ne veulent plus rester dans ces lieux qui sont liés à ce qui s’est passé. On devrait comprendre que ces communautés cherchent d’autres endroits où elles pourraient mettre de côté ces choses terribles. Mais, bien sûr, la réaction des pays occidentaux n’a pas été très surprenante, pas question de les admettre chez eux. Ces gens sont passés par une grande crise, ils ont mené une grève de la faim. Je leur ai dit : « qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, en parlant de la position des pays occidentaux, mais c’est la réalité, et nous ne pouvons pas la changer ». Et, à partir de ce moment, ils ont commencé à examiner d’autres options, parce qu’au début, ils ne pensaient qu’à aller vers l’ouest, ils ne voulaient pas entendre quoi que ce soit d’autre. Mais, comme je l’ai dit, maintenant l’option qui est sérieusement considérée et même pratiquement réglée, c’est une option choisie par eux, en fonction des circonstances, d’aller en Serbie, parce qu’ils estiment que la Serbie est pour eux le lieu le plus sûr de la région

Que faire pour aider les Roms, ceux qui sont en Occident, et ceux qui sont dans des camps en Serbie et au Kosovo ?

Comme je l’ai dit plus tôt, la chose la plus importante aujourd’hui est de convaincre les gouvernements de ne pas renvoyer ces gens. Pour les questions concernant le statut, etc., la situation est différente. Le plus important maintenant est de s’assurer que ces milliers de gens ne seront pas renvoyés au Kosovo, et jusqu’à présent, sur cette question, nous avons plutôt réussi ; pour combien de temps, qui sait ? Pour l’instant, c’est le problème le plus important.

Il y a un autre aspect en rapport avec la question de notre ami, la situation des déplacés en Serbie et au Monténégro. Uniquement du Kosovo, en Serbie – il y a différents chiffres, mais disons avec certitude – il y a certainement 150.000 déplacés ; au Monténégro, il y en a maintenant 18.500. Il n’y a pas d’argent, les centres collectifs ferment petit à petit, au Monténégro, il y a une crise parce que ces centres collectifs étaient pratiquement tous dans des lieux touristiques, des centres de loisir de diverses entreprises. Et, après cinq ans, ces entreprises demandent, et vont devant les tribunaux pour demander, qu’on vide les lieux, qu’on leur rende leurs infrastructures. Et, bien sûr, les tribunaux leur donnent raison, parce que ces compagnies ont le droit avec elles. Mais il n’y a pas d’autre option, le gouvernement n’a pas d’argent et il n’y a pas d’autre endroit pour mettre ces gens. La situation est maintenant à ce point critique que, ces dernières semaines, il y a eu des cas de suicides parmi les déplacés du Kosovo, parce qu’ils n’ont pas d’options. J’ai la copie d’un article publié la semaine passée en Serbie sur le suicide de deux hommes. Et voici une question importante : comment convaincre, à nouveau, la communauté internationale d’aider la Serbie-Monténégro ? Ils ne peuvent pas s’en sortir avec ces milliers et milliers de gens sans assistance, tous ensemble, parce que nous devons nous rappeler qu’il y a les réfugiés d’autres parties de Yougoslavie, je ne sais pas exactement, mais au moins 500.000, dans une situation très précaire et qui ne fait qu’empirer.

500.000, y compris ceux du Kosovo ?

Oui, réfugiés et déplacés. Je suis d’accord que c’est plus de 500.000, peut-être 700.000, et la situation est changeante. Qui sait exactement ? Et aussi, constamment, il y a des gens qui continuent à quitter le Kosovo. On verra très bientôt, en septembre, combien de personnes ont quitté le Kosovo depuis mars. En effet, beaucoup de gens, beaucoup de familles ont décidé de rester jusqu’à la fin de l’année scolaire, pour permettre aux enfants de terminer l’école. Combien seront de retour le 1er septembre, nous verrons et ce sera le test, parce que, s’ils décident d’être là dès le début de l’année scolaire, alors ils resteront. Mais il y aura une période de, disons, « comptage ».

Il y a une autre question que je voudrais soulever : il y a des minorités, autres que les Serbes et Roms, qui sont aussi dans une situation difficile, comme les Bosniaks, comme les Gorans7 , qui vivent dans la Gora, à côté de l’Albanie et de la Macédoine. Il y a une réforme de l’éducation au Kosovo, mais cette réforme a été préparée sans vraiment prendre en compte les besoins des minorités. Les besoins des minorités, cela veut dire : donner la possibilité, à tous, d’avoir un enseignement disponible, depuis le primaire jusqu’à l’université. Prenons l’exemple des Bosniaks : pour eux, aucun enseignement supérieur n’est pas disponible au Kosovo : à l’université de Pristina, il n’y a rien qui soit dans une langue slave, tout est en albanais. Maintenant, à partir de cette année académique qui va commencer, il y aura la possibilité pour quelques Bosniaks, mais à condition qu’ils suivent les cours en albanais, de passer leurs examens en bosniaque ou en serbe. Mais, il y a quelques jours, j’ai eu ici une délégation de parents bosniaks, qui disaient : « Nos enfants ne parlent pas albanais ». Vous devez être parfaitement bilingue pour suivre l’université en albanais, pour pouvoir réellement en bénéficier. Mais pour eux, l’occasion serait de pouvoir étudier à Sarajevo, ou en Serbie-Monténégro, mais plutôt à Sarajevo. Le problème est que la réforme au Kosovo a été introduite sans tenir compte de ces besoins. Le système éducationnel doit être d’une certaine manière compatible avec les systèmes de la région, afin de donner, par exemple, à un enfant bosniak du Kosovo la possibilité d’étudier à Sarajevo. Les Bosniaks suivant l’école secondaire à Pristina ne peuvent pas, en vertu du nouveau système, aller ensuite à l’université de Sarajevo, parce qu’en Bosnie tout le système éducatif est différent. Après nos efforts, d’énormes efforts, avec l’adjoint du SRSG, nous avons convaincu le ministre de l’éducation de suspendre la mise en œuvre de ce nouveau système pour les Bosniaks et les Gorans, de leur donner la possibilité de continuer avec l’ancien système et de poursuivre leurs études dans d’autres pays de la région. Le problème surgit à nouveau ce 1er septembre. Durant cette semaine, nous aurons de nombreuses réunions avec la MINUK, le ministère de l’éducation, les parents, etc. afin de… faire quelque chose. La réalité montre que les minorités vivent dans une situation très lugubre. Qui s’en préoccupe ? Ils disent : les enfants bosniaks ont maintenant une école secondaire dans leur langue à Prizren…

En quoi consiste concrètement cette réforme ?

Le système consiste maintenant en 6 années d’école élémentaire, ensuite 3 de cycle intermédiaire (« gymnase ») et 3 de secondaire supérieur, ce qu’on appelle en français le « lycée ». C’est le nouveau système, avant il y avait 8 années d’école élémentaire, puis 4 de secondaire. Et, dans la région, il n’y a pas un seul pays ayant un système similaire. Il y a incompatibilité.

Pas même l’Albanie ?

L’Albanie n’est pas intéressante pour les minorités, parce qu’il n’y a pas de minorité albanophone au Kosovo.

Les Serbes du Kosovo boycottent le nouveau système ?

Voici la différence entre les minorités et les Serbes, parce que les Serbes s’en fichent. Ils ont leurs écoles parallèles en serbe, primaires, secondaires… Ils ont un peu d’aide de la communauté internationale pour cela, mais ils ont surtout le soutien du ministère serbe de l’éducation. Ils ont bien sûr des programmes serbes, des livres en serbe…

Est-ce qu’il y a des écoles en romany ?

Pas vraiment. Il y a quelques classes, mais on ne peut pas parler d’enseignement.

Comment expliquez-vous la sur-médiatisation du conflit du Kosovo en 1998-99 et le grand silence ensuite ?

Oui, jusqu’en mars. C’est tout à fait caractéristique. L’année dernière, et les années précédentes, nos rapports annuels ont parlé de choses plus ou moins similaires. Les conclusions n’étaient pas très différentes de celles de cette année. Et les médias internationaux n’ont pas été tellement intéressés. Cette année, à cause des événements de mars, nous avons eu pratiquement les principaux médias internationaux à notre conférence de presse : le New York Times, Le Monde, l’Associated Press, Reuters, tout le monde, quoi ! Mars a eu certains aspects positifs. C’est difficile à dire, mais c’est ainsi. C’est la compréhension que nous ne pouvons pas continuer avec le Kosovo comme avant, ce statu quo veut dire que, en fait, nous ne savons pas quoi faire avec ce pays, à part attendre, attendre… Nous ne pouvons pas attendre parce que nous nous occupons de gens, qui n’ont qu’une vie, non plusieurs en réserve pour des politiciens qui ne savent pas quoi faire.

A propos des réfugiés roms en Europe de l’Ouest

Si les Albanais du Kosovo ne vivaient pas sur la base d’une solidarité familiale très forte, beaucoup de gens ne pourraient pas survivre.

D’abord, certains pays ont été très nerveux quand la MINUK a commencé à argumenter qu’il n’y a pas vraiment de conditions de sécurité, ni de conditions de vie, permettant le rapatriement de ces gens… En particulier l’Allemagne, l’Allemagne était très nerveuse, disant : « Que faites-vous ici au Kosovo, vous ne pouvez pas créer des conditions normales, vous êtes ici depuis cinq ans, etc. Maintenant vous nous dites qu’on ne peut pas renvoyer ces gens ! ». En réaction, la MINUK a insisté qu’un des responsables de la situation, en particulier en mars, mais aussi avant, était la KFOR allemande, disant : « Regardez ce que vos gens ont fait à Prizren, quels sont les résultats à Prizren, vous n’allez pas nous dire que nous sommes les principaux responsables ». Cela a provoqué ce genre de confrontation…

Mais, généralement, pour les Serbes, et pour ces gens restant dans les pays occidentaux, il n’y a pas seulement la question de sécurité, il y a aussi la question de ces vraiment très mauvaises conditions économiques. On ne peut pas renvoyer des milliers de gens ici, c’est impossible. Il faut créer un espace de vie pour eux. Qu’en est-il de l’emploi ? C’est l’immense problème de comment fournir au moins un minimum d’assistance sociale aux gens qui vivent ici. Il n’y a même pas de vraie pension. Il y a ce qu’ils appellent la « pension de base », maintenant c’est 40 €, l’année dernière c’était 35 €, c’est une sorte d’assistance sociale pour les personnes de plus de 65 ans, mais il n’y a pas de réel système de pension. Je me souviens de ma discussion avec le Premier ministre Rexhepi sur cette question… Si les Albanais du Kosovo ne vivaient pas sur la base d’une solidarité familiale très forte, beaucoup de gens ne pourraient pas survivre. Beaucoup de familles ont quelqu’un à l’étranger : en Allemagne, en Belgique, en Suisse et dans d’autres pays. Ils envoient de l’argent ici et, grâce à cet argent, la famille est capable de fournir de la solidarité, de l’assistance, à tous les membres de la famille sans travail, aux vieux, aux malades, etc. Si cela ne se passait pas ainsi, ce serait le désastre absolu, de ce point de vue. Mais, d’un autre côté, les Serbes ne connaissent pas cette situation. Leur communauté est organisée autrement. Si la Serbie, les structures étatiques serbes, ce que la communauté internationale appelle les « structures parallèles », ne soutenaient pas les Serbes… Ma thèse est que si, ces cinq dernières années, il n’y avait pas eu ces structures parallèles serbes sur ce territoire, nous n’aurions plus aucune raison de discuter de la question des Serbes au Kosovo, parce que plus aucun ne vivrait ici. Ils sont restés pendant ces cinq années, une période extrêmement difficile, uniquement parce qu’ils sont encore soutenus par les structures publiques serbes, pas seulement sur le plan de la nourriture, mais aussi sur ceux de la santé, de l’éducation, des emplois, des services téléphoniques, des pensions…

Les communications fonctionnent de manière étrange. Par exemple, si quelqu’un envoie une lettre, il y a différents systèmes au Kosovo, le Kosovo n’est d’aucune manière homogène, vous avez au moins six systèmes légaux en même temps, vous avez quelques systèmes de communication qui ne coopèrent pas vraiment entre eux. Si quelqu’un de Gracanica veut envoyer une lettre à Pristina, le mieux est de l’apporter à Pristina, mais il y a un risque, évidemment. On ne peut pas envoyer de lettre de Gracanica à Pristina, il n’y a pas de service postal entre ces deux villes. En un jour ou deux, une lettre peut arriver à Washington, mais jamais à Pristina !

Si, ces cinq dernières années, il n’y avait pas eu ces structures parallèles serbes sur ce territoire, nous n’aurions plus aucune raison de discuter de la question des Serbes au Kosovo, parce que plus aucun ne vivrait ici

Sur l’exigence serbe de fermer la frontière avec l’Albanie

Ceci est une partie de la discussion sur l’avenir dans l’Union européenne de la région, et l’avenir veut dire : « pas de frontières ». Et les Serbes disent : « mon Dieu, dans ces circonstances, les Albanais vont arriver jusqu’à Belgrade ». Les Albanais multiplient habituellement les déclarations anti-serbes mais, à Gracanica, il y a un bureau de délivrance de passeports. Tous les jours, il y a une foule de gens qui y font la file, et la plupart de ces gens sont des Albanais. Pour tous les services dont ils ont besoin de Serbie-Monténégro, il n’y a pas de problème. Ils ne refusent pas les services, comme un passeport yougoslave, ils refusent seulement les obligations. Beaucoup de gens vont à Belgrade pour des soins médicaux, pour des opérations délicates, etc.

Cela veut dire que ces services ne sont pas disponibles au Kosovo ?

Ils le sont, mais pas d’un bon niveau. S’il est question d’une opération compliquée, ils (les Albanais du Kosovo) ont le choix entre Skopje et Belgrade. Bien sûr, ils doivent payer.

Et l’hôpital du Mitrovica-nord ?

Oui, mais qui, parmi les Albanais, est assez courageux pour se faire soigner à Mitrovica-nord ? A part les Albanais qui vivent là-bas. Parce qu’il y en a. Mais à Belgrade, ils sont traités comme des citoyens de Serbie-Monténégro qui ne cotisent pas à l’assurance maladie. Un Serbe de Belgrade qui ne cotiserait pas serait traité de la même manière qu’eux. Beaucoup de gens font appel à ce système, parce que, ici, c’est vraiment difficile. Je le sais de ma propre expérience, parce que l’an passé j’ai eu un infarctus dans ce bureau. J’ai expérimenté les soins à Pristina avant d’être rapatrié en Pologne. Mais pour ceux vivant ici, il n’y a pas beaucoup d’options.

Sur l’attitude de Belgrade envers les Roms

Pour autant que je sache, les Roms dans les enclaves serbes, comme Laplje Selo, appartiennent à ces communautés, ils vont à l’école, ils ont droit aux services de santé, ils mènent une vie normale. Un Rom de Laplje Selo travaille dans notre institution, en tant qu’interprète serbe-anglais, il n’est pas originaire de Laplje Selo, parce que sa maison à Crkvena Vodica a été incendiée. Il est maintenant à Laplje Selo et il mène pratiquement une vie normale, avec les Serbes. J’ai vu un documentaire sur RTS8 à propos des Roms vivant dans un camp à Belgrade. On leur a demandé s’ils étaient prêts à rentrer au Kosovo. Ils ont répondu « oui, mais à condition que nous soyons installés dans des lieux où vivent des Serbes ». Ils veulent vivre près des communautés serbes.

Puisqu’il est temps de conclure, nous souhaitons vous exprimer notre profond respect pour votre travail et votre personne.

Merci beaucoup. Cela fut aussi un plaisir d’avoir une discussion très ouverte sur ces problèmes. La tâche de l’OP n’est pas très facile, en particulier dans ces circonstances. Mais nous essayons d’aider tout le monde ici autant que nous le pouvons. Et, comme je l’ai dit précédemment, l’Institution est respectée par les habitants du Kosovo, peu importe s’ils sont Albanais, Roms, Serbes ou autres. Je ne peux qu’espérer que la prochaine fois que nous discuterons de la question du Kosovo, nous serons un peu plus optimistes. Ce n’est pas très facile…

Propos traduits (de l'anglais) et transcrits par Georges Berghezan

Notes

1. Mission des Nations Unies au Kosovo
2. « Kosovo Force », force multinationale sous commandement OTAN
3. Représentant spécial du Secrétaire général (de l'ONU)
4. les Ashkalis et les Egyptiens sont des Roms de langue maternelle albanaise
5. KPS : Kosovo Police Service, police locale, formée essentiellement d'Albanais
6. partie de la Serbie sans ses provinces de Voïvodine et du Kosovo
7. Bosniaks et Gorans : deux peuples slaves de religion musulmane, les premiers s'identifiant aux Musulmans de Bosnie, les seconds cultivant une identité et une culture propres
8. Radio Télévision de Serbie (publique)