Entretien avec Gušani Skender, Leposavic


14 août 2004

traduction par Nedzmedin Neziri


Gušani Skender

M. Gušani SKENDER, Membre de l'Union des Roms de l'ex-Yougoslavie en Diaspora (URYD) : C'est un camp de l'ancienne armée yougoslave, nous sommes là depuis le 20 juin 1999. Tous les gens qui ont fui le quartier de la Mahala Rom de Mitrovica sont arrivés ici pour se réfugier. Actuellement il y a 36 familles ici. En juin 1999, quelques familles serbes avaient aussi trouvé refuge ici, peu à peu les Serbes sont partis et les Roms sont restés. Chaque famille a une chambre indépendamment du nombre de personnes. Une famille de 10 a droit à une chambre, une famille de 3, c'est également une chambre. Les conditions de vie sont misérables. C'est un peuple qui ne vivait pas dans des caravanes, mais chacun vivait dans sa propre maison. C'est un peuple qui vivait de son travail. Ils étaient éduqués, ils suivaient l'école, ils avaient leur culture. Ils vivaient comme tout le monde normalement. Tout ça s'est passé à cause des Albanais, qui nous ont chassés de nos terres.

Ici, de quoi vivent les gens ?
N. N. : Ils touchent entre 30 et 60 euros par famille et par mois des services sociaux de l'UNMIK . Avant il y avait une association qui s'appelait QUERY (?) qui nous aidait pour la nourriture, mais depuis qu'ils sont partis, plus personne ne nous aide. Maintenant c'est l'UNMIK qui a pris en charge l'assistance en versant 60 euros par famille. Il y a deux catégories en fonction du nombre de personnes : entre 30 et 60 euros. 60 euros c'est le maximum, même si tu as plus d'enfants.

Pour les vêtements ?
G. S. : CARITAS-Belgique avait fait une distribution, ensuite, après les événements de mars (2004), on a eu une aide du gouvernement serbe qui nous a ramené des vêtements. Depuis personne d'autre.

Il y a des endroits où ils peuvent aller en dehors de ce périmètre ?
G. S. : Au départ il y a eu des tensions avec les Serbes, mais maintenant, nos enfants sont scolarisés. Il y a 35 enfants ici qui vont à l'école avec les Serbes et il y a un enfant qui va au gymnase en troisième année.

Un enfant m'a dit qu'ils apprennent le serbe et le romani ?
N. N. : Oui, il y a une école maternelle et là ils apprennent la langue maternelle. Ici c'est des Serbes, c'est la terre des Serbes. Maintenant ils ont une grande liberté ici, il ont droit à leur langue maternelle et ils ont une liberté large. Ils ont le droit de travailler... mais il n'y a plus d'usine, donc plus de travail.

Il est possible de circuler en dehors du village ?
G. S. : Oui, on peut aller jusqu'au pont de Mitrovica, après on ne peut pas aller. En Serbie on peut aller où on veut.

Quel sont les risques ?
G. S. : On ne peut pas aller là-bas parce qu'on va être tué. Ils n'acceptent pas notre langue romani, ils acceptent les gens qui parlent grammaticalement la langue albanaise. Nous en avons eu la preuve au mois de mars. On a pensé que tout s'était calmé, mais ils ont chassé des Serbes et aussi des Roms.

Mais vous parlez couramment l'albanais ?
G. S. : Non, on comprend un peu, mais on ne parle pas bien.

Comment est-ce qu'il explique qu'en mars les Ashkali de Vucitrn qui parlent albanais ont été chassés aussi ?
N. N. : Il dit que les Ashkali c'est des Roms qui prennent un autre nom pour retourner là-bas chez eux.

Est-ce qu'on se marie facilement entre Roms et Ashkali ?
G. S. : Ce n'est pas très fréquent, mais ça arrive. Mes belles-filles sont Ashkali.
N. N. : Ici vous avez des personnes qui se disent Roms, d'autres Ashkali et d'autres Egyptiens, mais c'est le même peuple. Tout ceci est artificiel, un jour ou l'autre même si on parle Albanais, on peut être tué.

Vous qui n'êtes pas des "gadje" est-ce que vous pouvez voir de différences ?
N. N.: En parlant avec une personne, on sait très vite mais sans parler, il n'y a pas de différence.
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Nous, on a pas participé à la guerre, on est resté dans nos maisons. Les Serbes n'ont pas confiance en nous. Les Roms, les Ashkalis et les Egyptiens, nous avons de noms musulmans, les mêmes noms que les Albanais. Au Kosovo, 95% des Roms sont musulmans, mais il a aussi des Roms chrétiens, des Roms juifs.

La chronologie de l'expulsion des Roms de Fabricka Mahala
N. N. : Quand les militaires serbes sont partis, le 17 juin 1999, les Albanais sont entrés, c'était une foule énorme, ils cassaient, volaient, ils frappaient tous ceux qu'ils voyaient sur leur passage. Mitrovica était sous commandement français, mais ils ne les ont pas protégés. Ils n'ont même pas installé de sécurité pour protéger le quartier de Fabricka Mahala qui comptait plus de 5000 habitants. Une dame a été violée par les Albanais devant sa maison, en présence de soldats français qui ne les ont pas arrêtés. Chacun s'est sauvé par ses propres moyens de l'autre côté de la rivière Ibar. Lui, il est resté jusqu'au 20 juin.

Je voulais leur expliquer que les Roms ne sont pas des criminels et qu'ils puissent rester encore trois jours, mais des soldats de l'UCK en uniforme sont entré chez lui et il lui ont donné 5 minutes pour quitter sa maison (il cite les noms des témoins qui étaient avec lui). Un imam rom a été brûlé vivant dans sa maison, c'est Azem AZIZ, il avait 79 ans. Ses trois nièces ont pris la fuite, de peur d'être violée, et il a été battu et brûlé vivant dans sa maison. Si vous ne me croyez pas, c'est écrit dans les archives françaises.

Une vielle dame de 65 ans a été violée. Elle s'est cachée dans un tonneau et, après l'avoir violée, ils l'ont fait marcher sur du feu. On a des images de ça. Ce sont les Français qui l'ont ramenée de ce côté-là, des médecins français. Elle a été soignée est ensuite on ne sait pas ce qu'elle est devenue. Je sais que cette dame est morte quelques mois plus tard.

Il y aussi une personne qui s'appelle Diminjo NEDJAT (?), ils l'ont attrapée dans sa maison. Il était tellement battu qu'il est anormal aujourd'hui, il suit un traitement médical chez un psychiatre, il ne voit même plus tellement il a été battu. Son neveu a été emmené dans le poste de commandement de l'UCK, ils ont fait pression sur lui, mais ils l'ont relâché et lui ont dit qu'il devait revenir. Ils disent que c'est un miracle, ils n'arrivent pas à comprendre comment il a fait pour être relâché.

G. S. lance un appel pour présenter une image de ce peuple qui vit un abandonné. Cela fait cinq ans qu'ils vivent dans un camp, alors que ce n'est pas leur guerre et qu'ils ne sont que des victimes. Ils sont ici comme des esclaves avec des souffrances comparables à celle que les nazis leur ont fait subir (pendant la 2ème guerre mondiale).

Nous sommes en contact avec un groupe de retour à Mitrovica, mais ils nous disent pour l'instant qu'il n'y a pas de retour. Les Albanais ne nous condamnent pas, mais ils ne veulent pas que notre langue soit entendue de leur côté (à Mitrovitca-sud). Il faudrait qu'on change de langue, et ceux qui ont appris le serbe devraient apprendre l'albanais...

La vie est très dure ici, il y a des restrictions d'électricité. Certaines heures ça fonctionne mais il y a des coupure régulièrement. Toutes les centrales sont de l'autre côté, à Obilic etc.

Pour l'instant, il n'y a aucun plan de retour pour les Roms de Mitrovica ?
G. S. : Non, pour l'instant, il n'y a que des négociations.
N. N. : Il y a un plan qui leur avait été présenté avec un scénario, mais tout ça a coulé et ils se sont fait avoir. On leur avait que ce plan était bien et qu'il fallait l'accepter. Ils voulaient envoyer les premiers Ashkalis construire 20 maisons. Mais il y avait plus 1000 maisons à reconstruire et ils (Fédération Luthérienne Mondiale ?) voulaient reconstruire seulement 20 maisons, prendre des photos et dire que le retour des Roms était en cours. Ensuite tout ça à coulé et je pense que c'est bien.
(G. S. montre les documents)

N. N. : Il avait un budget de 2 369 700 euros pour 60 maisons. Ils veulent manipuler avec ces gens ici, en leur disant « rentrez chez vous là-bas », et ensuite on va montrer que tout se passe bien et on va renvoyer ceux qui sont en Europe ! Mais ceux qui se trouveront de l'autre côté, on va les tuer, parce qu'on avait déjà renvoyé des réfugiés : grâce à ce projet "truqué", des réfugiés de 1999 qui se trouvaient à Novi Sad, c'était 60 familles qui ont été renvoyées à Vucitrn où elles ont vécus moins d'un an et en mars elles ont été chassées. Ces gens se trouvent maintenant dans la base militaire française "De Lattre de Tassigny" .

Depuis 5 ans qu'ils ont été chassés, expulsés ici au nord de l'Ibar, parmi les centaines de personnes qu'il y a ici, est-ce qu’au fil du temps un jeune ou une famille a pu se débrouiller tout seul pour partir pour un autre pays, en Serbie, au Canada, je ne sais où, ... en Bavière, chez des cousins ? Est-ce des gens qui sont parvenus, individuellement, par chance, à s'en sortir ?
G. S. : Oui, ici au départ (en 1999), il y avait 3.000 Roms dans les deux hangars plus des tentes. Au départ, les hangars étaient vides (sans cloisons intérieures).

Qu'est-ce qui a permis à certains de se débrouiller ? Ceux qui étaient musiciens, ceux qui avaient de l'argent ?
G. S. : Chacun se débrouillait à sa façon, souvenez-vous de l'image des 114 personnes qui se sont noyées dans l'Adriatique en voulant passer en Italie. On sait aussi qu'il y a trois bateaux qui ont disparu en Albanie. Ceux qui pouvaient partir sont partis. Avec les passeurs, il faut prendre des risques. Certains passent aussi par la Hongrie, maintenant par la Croatie. Ceux qui avaient beaucoup d'argent ont pris la fuite. Certains ont laissé tous leurs bijoux là-bas, ceux qui avaient de la famille, des frères, des amis, en Europe ont été aidés.

Est-ce que vous avez des titres de propriété de vos maisons à Mitrovica ?
N. N. : La plupart des gens n'ont pas eu le temps de prendre tous les documents, d'autres ont perdu leurs documents lors du voyage, les fouilles, etc. L'UNHCR a trouvé dans les archives 540 documents de propriété de Roms de Mitrovica, certains datant de 1954 !

N. N.: Voici une partie de l'acte de propriété de M. G. S., il est daté du 16 mai 1977 !

G. S. : C'est très important de dire aux nôtres qui vivent chez vous comment nous vivons ici, comment la vie est difficile. Ils n'ont pas une réelle idée (image) de notre vie misérable. La question principale, c'est la sécurité. Nous vous demandons de montrer comment nous vivons ici, et comment vivent nos enfants. Nous demandons que les Roms qui sont chez vous ne soient pas renvoyés ici au Kosovo aussi longtemps que la situation n'est pas meilleure.

N. N. : La question c'est de voir la vérité, on est pour la vérité.

Les gens avec lesquels j'ai parlé ici m'ont dit qu'ils souhaiteraient quitter le pays. Est-ce exact ?
G. S. : Mon souhait personnel est de retourner à Mitrovica parce que j'ai les documents de propriété de ma maison. C'est aussi la question de vivre là où nous sommes reconnus, là où nos ancêtres ont vécu, mais les conditions de vie ici, vous voyez ce qu'elles sont ! On ne peut pas vivre 10 ans comme ça, avec 60 euros (par mois) ! La vie est chère, ce n'est pas facile, j'ai 8 enfants qui sont scolarisés. On se débrouille.

N. N. : M. G. S. est membre du Réseau des Roms en Diaspora, c'est par lui que j'ai des informations. J'ai aussi d'autres sources dans le même réseau.

Des gens ici m'ont dit que des Serbes vous avaient lancé des pierres ?
G. S. : Il y a eu un tournoi, il y a trois jours, et c'est l'équipe de nos enfants a gagné. C'est seulement quelques personnes saoules qui ont jeté des pierres, ce ne sont pas des habitants "normaux" de Leposavic et la police est intervenue. Mais sinon, on ne reçoit jamais de pierres.
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