Le plus sinistre ghetto du Kosovo


21 août 2004

Après une nuit paisible à Velika Hoca, nous commençons la journée par une visite au monastère tout proche de Zociste, dont ne subsistent que quelques bâtiments annexes. Jusqu'en 1999, le village du même nom comptait à peu près autant de Serbes que d'Albanais. Depuis, il est « ethniquement pur ».

Orahovac est sans doute le plus sinistre ghetto du Kosovo « libéré ». Nous y retrouvons Dejan Baljosevic et la secrétaire communale Slavica Vitosevic. Seule ville du Kosovo à avoir été brièvement prise par l'UCK en 1998, Orahovac et ses alentours ont connu de violents combats avant et pendant les bombardements de l'OTAN. De part et d'autre, les exactions ont été nombreuses. Une liste de 66 Serbes et 8 Roms enlevés par l'UCK entre 1998 et 2000 et dont on est toujours sans nouvelles nous est remise. Les premiers mois de déploiement de la KFOR, à l'époque des militaires hollandais, ont été particulièrement pénibles pour les Serbes d'Orahovac. Ayant pris ouvertement en faveur de l'UCK, les Hollandais ont arrêté pour « crimes de guerre » à peu près tous les intellectuels de la ville. Si la plupart ont maintenant été libérés, certains ont passé des années en prison avant que leur innocence ne soit reconnue. Encerclés alors de fils barbelés, les Serbes et les Roms qui s'étaient réfugiés dans le haut de la ville ont connu toutes sortes de brimades. Victime d'une crise cardiaque, une femme est morte après que sont évacuation ait été refusée, sous prétexte qu'il fallait prévenir la KFOR 48 heures à l'avance pour qu'elle accorde une escorte.

Aujourd'hui, Orahovac ne compte plus que 520 Serbes, pour 4.000 en 1999, 340 Roms et 70.000 Albanais (pour 45.000 avant la guerre, une augmentation laissant supposer une forte émigration en provenance d'Albanie). Si les Albanais circulent librement dans le haut de la ville, le plus souvent pour tenter d'y vendre l'une ou l'autre marchandise, les Serbes ne se risquent jamais dans le bas, où des dizaines de leurs maisons ont été brûlées depuis 1999 et des dizaines de leurs appartements continuent à être occupés illégalement par des « commandants » de l'UCK et leurs familles. En mars dernier, le haut de la ville a failli être pris d'assaut, mais la police de l'ONU et la KFOR ont réussi à calmer la foule, non sans qu'un couple de Serbes ait été passé à tabac et que 9 maisons connaissent un début d'incendie.

Nous gagnons ensuite le monastère de Decani, situé au pied de hautes montagnes qui le séparent de l'Albanie. Au centre de l'enceinte protégée par des soldats italiens, s'élève une imposante église de marbre ocre et rose du XIVème siècle. Nous sommes reçus par le Père Sava Janjic, ancien conseiller de l'évêque Artemije, surnommé le « cyber-moine » pour son utilisation depuis les années '90 des moyens électroniques d'information. Référence morale pour de nombreux Serbes, figure emblématique d'un clergé enraciné dans l'histoire de son peuple, le père Janjic nous dresse un tableau plutôt sombre de la situation actuelle au Kosovo.

Il évoque « l'effondrement » de l'administration de l'ONU (MINUK) depuis les événements de mars et le « chaos total » qui règne dans la province, au détriment de toute la population et des minorités en particulier. Il est fort déçu des premières déclarations du nouveau gouverneur nommé par l'ONU, Soren Jessen-Petersen, qui semble faire de l'indépendance du territoire l'objectif de son mandat, et renoncer à la politique officielle des « normes (concernant les droits de l'homme et des minorités) avant le statut (final du Kosovo) ». Selon Janjic, on semble ainsi vouloir récompenser le nettoyage ethnique au lieu de le sanctionner. N'espérant rien des « mercenaires internationaux » que sont à ses yeux les milliers de fonctionnaires et policiers de la MINUK seulement motivés par l'avancement de leur carrière et leurs hauts salaires, il considère que « les gouvernements occidentaux sont en train de créer le territoire le plus monoethnique d'Europe ». Seuls les Etats-Unis auraient de l'autorité sur le leadership albanais : en mars, le monastère a été sauvé par un coup de fil de l'amiral Johnson, chef de l'OTAN pour le Sud de l'Europe, menaçant Ramush Haradinaj (ancien chef local de l'UCK et leader du 3ème parti du Kosovo) de représailles si les lieux étaient attaqués. Ailleurs, l'arrivée de soldats états-uniens a instantanément ramené le calme parmi les émeutiers. Il dénonce enfin l'attitude de Belgrade, en particulier le nouveau gouvernement de Vojislav Kostunica, qui a coupé tous les programmes d'aide au Kosovo et semble avoir relégué la province au plus bas niveau de ses priorités.

Après une discrète visite de l'église où les vêpres viennent de commencer, nous partons pour Gorazdevac, village serbe situé à quelques km de la ville de Pec, où nous trouvons facilement un logement chez des habitants. Maintenant la principale localité serbe de l'ouest du Kosovo avec un bon millier d'habitants, Gorazdevac a l'air d'un village paisible et prospère. Mais, comme dans les autres enclaves, les problèmes d'emploi et d'études forcent les jeunes à émigrer. En mars, la localité n'a pas été attaquée, à l'inverse du village voisin de Bijelo Polje, totalement détruit alors qu'il venait d'être partiellement reconstruit et que des Serbes étaient revenus y vivre. Les problèmes de sécurité restent néanmoins aigus à Gorazdevac où deux jeunes garçons ont été abattus par des snipers albanais en août 2003 alors qu'ils se baignaient dans la rivière traversant leur village.

Le lendemain, dimanche 22 août, nous quittons le Kosovo après avoir salué, à Zvecan, dans la banlieue de Mitrovica, la députée serbe Smiljka Milisavljevic qui nous a aidé lors de la préparation de ce voyage. Indécise par rapport à une participation ou un boycott des élections législatives du 27 octobre, ne nourrissant visiblement pas d'ambition politique, cette scientifique résume les problèmes du Kosovo par « sécurité et travail ». Des mots qui résonnent ici comme la quadrature du cercle…