Erik Rydberg
3 mai 2025
Critiquer la chorale des dirigeants va-t-en-guerre européens vaut illico d'être qualifié (au mieux) de "poutiniste". Air connu. Voici peu, et encore maintenant, apparaître comme "anti-establishment" donnera lieu à l'étiquette de "populiste". Ce film de série B repasse devant nos yeux. Tour d'horizon
"Patron, on a un problème de narratif"
Posé en ces termes, ce n'est pas encore demain que la question se posera avec quelque nervosité dans les huis clos de la Commission européenne ou de l'OTAN. Et pour cause: le "narratif" caresse sans fléchir dans le sens de leur poil. Des médias dominants, il n'y a rien à craindre. Du personnel politique, non plus. La parole de l'OTAN est d'évangile.
Mais, d'abord, mise au point. Vu qu'il n'y a personne qui aurait l'idée d'appeler narratif ce que le voisin de table au bistrot en long et en large raconte de sa vie, personne non plus pour dire que la Bible ou le Coran présentent tout de même un narratif bizarre, personne saine d'esprit, enfin, pour utiliser le mot: on le trouve en général pour faire savant dans des publications que personne ne lit et on peut donc fort bien s'en passer.
Par "narratif", on va par conséquent entendre: comment on raconte, mieux: comment on rend compte d'un quelconque enchaînement de faits. Et le problème survient quand il y a divergence dans l'interprétation desdits faits et enchaînements.
Sur le conflit sanglant en Ukraine, ainsi, il en est qui l'interprète comme résultant d'une condamnable agression russe, et d'autres comme l'aboutissement d'une escalade dans les provocations ciblant la nation russe, entamées selon d'aucuns depuis 1992.
Où est le camp?
Pour caricaturer, on a là, dans l'ordre, la "version pro-OTAN" et la "version pro-russe". Les guillemets sont là pour indiquer que cette terminologie n'est ni partagée, ni exhaustive. L'illustration peut en être rendue par deux axiomes. Le premier s'énonce: quiconque n'accorde pas foi à la version pro-OTAN sera automatiquement disqualifié comme pro-russe. Et le second: autant il est loisible d'être pro-OTAN sans le dire, autant l'accusation d'un positionnement pro-russe vaut assez inextricable banc d'infamie et condamnation sans appel.
Pour le dire autrement, rares sont les médias qui s'affichent explicitement pro-OTAN, alors que pourtant ils le sont presque tous, comme ils sont presque tous prompts à disqualifier les voix qui leur sont critiques comme étant pro-russe.
Dans le livre que Xenia Fedorova vient de publier sur son expérience de journaliste russe à Paris, elle condense cela très bien en exprimant son inquiétude devant la tendance consistant à qualifier "de fausses les informations avec lesquelles [on] n'est pas d'accord", ajoutant que ce procédé "menace à la fois la liberté de parole et le journalisme." Elle parle en connaissance de cause.
Nommée en 2014 à la tête de l'antenne française de la chaîne russe d'informations télévisées, Russia Today, elle s'est heurtée, dès le départ, à un rejet massif dû au fait qu'elle n'appartenait pas au "bon camp", ce tant par les autorités que par la corporation. Par bon camp, entendre le camp pro-OTAN, nul besoin de faire un petit dessin. Nul besoin, non plus, de rappeler aux lectrices et lecteurs d'Alerte OTAN l'épilogue de son aventure qui verra la Commission européenne (épaulée par les 27 ministres ad hoc des États membres, ce qu'élude Ms Fedorova) carrément interdire en 2022 la diffusion de Russia Today en Europe, ce dans l'indifférence de la corporation journalistique devant un acte de censure aussi radical qu'inédit.
Amalgames douteux
D'où le titre du livre, Bannie - Liberté d'expression sous condition (Fayard, 296 pages, 21,90 euros). À l'appui, bien involontaire, de son récit: l'article du journal Le Monde en date du 26 mars 2025 qui, ne craignant pas d'user de l'amalgame douteux en présentant l'autrice comme "L'égérie russe du Groupe Bolloré" (sic), s'est vu offrir une pleine page pour... démolir - ad personam - Ms Fedorova.
Cela donne à réfléchir. En général, dit la sagesse populaire, on ne cherche pas à tuer une mouche à l'aide d'un bazooka. Et alors, de deux choses l'une. Ou bien Le Monde déraille en troquant sa plume pour un gros calibre, ou le phénomène Fayard/Fedorova n'a rien d'une mouche. Auquel cas c'est une nouvelle micro-fissure dans l'écrasant front pro-OTAN.
C'est qu'il en est d'autres, pas aussi micro que cela. Le refus de suivisme belliciste de la Hongrie et de la Slovaquie, États membres de l'Union européenne, auxquelles on pourrait ajouter l'Italie qui a rejeté, pour sa part, tout projet d'envoi de troupes en Ukraine, et manifesté massivement, le 5 avril, contre la politique antisociale et guerrière de la Commission européenne. Trois pays sur vingt-sept, cela reste encore d'un assez faible poids.
Le vent tourne, piano
Mais il y a aussi, ici et là, des signes de frémissement. Tels ces textes dans le journal De Morgen (une tribune, le 5 mars) et de l'hebdo Trends/Tendances (un article, le 17 février). Le premier en appelle à tourner le dos au discours de guerre tenu depuis "trois ans [par] des experts et des journalistes" obligés maintenant d'admettre, "les uns après les autres, qu'ils avaient tort". Le second rend compte des analyses de l'influent économiste étatsunien Jeffrey Sachs (entendu par le Parlement européen en février mais ignoré par Le Soir et Le Monde), analyses diamétralement opposées à celle du "camp pro-OTAN".
Plus qu'un frémissement, peut-être. Car un Sachs, sur la plateforme Facebook, c'est un public de 73.000 personnes, et tel autre, tout aussi critique, le scientifique norvégien Glenn Diesen, essaime vers 96.600 abonnés sur X, Ivan Katchanovski (Université d'Ottawa), en touche 42.700, l'économiste français Jacques Sapir, c'est une audience de 53.000, et ajoutez la voix du Sud, les BRICS+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, etc.), elle entendue par 1.360.000 personnes.
C'est dire que le "comment on raconte" la guerre en Ukraine connaît, vu du côté de l'OTAN, plus que des craquements. Et, partant, que le black-out imposé par le rouleau compresseur du discours dominant n'est pas une fatalité. Commentant une critique récente de l'OTAN faites par le penseur français Emmanuel Todd, Xenia Fedorava condense parfaitement dans son livre l'état de dégradation radicale dans laquelle se trouve la libre discussion publique dans nos sociétés dites démocratiques: « Cette thèse étayée [de Todd] pourrait être débattue, discutée. C'est aujourd'hui impossible. »
Impossible n'est pas français, dit-on, et il n'est pas malvenu, ici, de rappeler, avec le philosophe Spinoza, que tout énoncé implique l'existence de son contraire. De même qu'une opinion majoritaire a d'abord été minoritaire, et vice-versa.
Guerre de l'info
En date du samedi 19 avril, le journal Le Monde barrait sa Une d'un titre sur six colonnes clamant: « Bataille de l'information: l'Occident perd du terrain », avec renvoi à une double page d'articles et, déjà, sous le titre, une annonce selon laquelle « la Russie et la Chine investissent dans leurs médias d'État des montants trois à quatre fois supérieurs à ceux de l'Occident ».
De ces montants à l'état brut, extrapolés par on ne sait quel moyen, on n'en saura guère plus, ni même comment la Chine les utiliserait concrètement. Seule la chaîne d'info russe RT, bannie en Europe, bénéficie de quelques éléments d'analyse. Car ce qui fait fil conducteur unique, et matière à généreuse coulée d'encre, est l'enterrement, par les États-Unis, des émissions Voice of America, Radio Free Europe et son pendant oriental Radio Free Asia, obsèques aggravés, s'alarme le quotidien parisien, par les coupes budgétaires qui frappent la britannique BBC World Service et France Médias Monde.
Donc, ici, rien cette fois sur l'arrêt du financement à l'étranger de quelque 6.200 journalistes par les États-Unis, dont une large part en Ukraine. Rien non plus sur les "trolls" russes - ou français, tel ce Thierry Wolton auquel le même journal Le Monde, en décembre dernier, fit appel pour une vaste charge russophobe, alors que ce journaliste a été qualifié de « falsificateur » par l'historien Vidal-Naquet (Monde diplomatique, février 2025).
Rien, enfin, sur cette unité de l'Otan chargée de lutter contre la désinformation, celle-ci étant assimilée à tout manœuvres relevant « d'une amplification volontaire et malveillante » (Le Figaro, 3 avril). À ce compte-là, la plus nuancée des critiques de l'Otan vaudra d'être cartographiée par ladite unité, c'est une de ses missions. Bataille de l'information? Elle sera sans doute plus âpre, et encore plus polarisée. Bons contre méchants.