Kosovo : Un protectorat bientôt ethniquement pur ?

Georges Berghezan
26 juin 2004

 Il y a cinq ans, après 78 jours de bombardements sur la Serbie et le Monténégro, le Kosovo était confié à une administration de l’ONU, musclée par des dizaines de milliers de soldats de l’OTAN. Rapidement, quelque 800.000 réfugiés albanais regagnaient les villes et villages d’où ils avaient été expulsés quelques semaines plus tôt par des milices serbes, rendues furieuses par les bombes de l’OTAN. Mais leur retour coïncidait avec le début de l’exode des nombreuses minorités du Kosovo, victimes d’une campagne de terreur de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), sous l’œil bienveillant des soldats de l’Alliance atlantique et dans l’indifférence quasi-générale des médias occidentaux, pourtant tant émus par l’exode précédent.

 Depuis la fin des combats en juin 1999, 3.000 à 4.000 non-Albanais ont été assassinés ou ont disparu et près de 300.000 ont été contraints à l’exode, soit environ les deux-tiers des membres des populations minoritaires kosovares : Serbes, Roms, Ashkalis (Roms albanophones), divers groupes de Slaves musulmans (Bosniaques, Gorans,…), Croates, Turcs, etc. Parmi ceux qui sont restés, la plupart ont dû se replier dans des enclaves, vaguement protégées par la KFOR, la force de l’OTAN occupant le Kosovo. La plus grande de ces enclaves est accolée au reste de la Serbie et comprend une partie de la ville de Mitrovica.

 C’est dans cette ville divisée, comme jadis Berlin ou encore aujourd’hui Mostar (Herzégovine), qu’a éclaté la vague de violences de mars dernier. Après que les médias albanais aient attribué à de jeunes Serbes la responsabilité de la noyade de trois enfants[1], les 48 heures suivantes ont connu une vague d’émeutes à travers tout le Kosovo, visant principalement les Serbes, se soldant par une vingtaine de morts, la fuite de 4.500 personnes, l’incendie de centaines de maisons et la destruction de 30 à 40 églises et monastères orthodoxes, portant à plus de 150 le nombre de ces lieux de culte – les plus anciens datant du XIIème siècle – détruits en moins de cinq ans par des extrémistes albanais.

 Surprise ?

 Face à l’ampleur des pogroms, les médias ont manifesté leur surprise, parlant initialement d’ « affrontements interethniques » pour finalement conclure que « les victimes sont devenues bourreaux ». Depuis deux ou trois ans, les meurtres de membres de minorités étaient effectivement en forte baisse, mais ce progrès étaient essentiellement dû à leur nombre de plus en plus réduit et à la relative sécurité de leurs enclaves. Cependant, les semaines ayant précédé les événements de mars avaient été marquées par divers incidents qui auraient dû accroître la vigilance de la KFOR. En particulier, les anciens de l’UCK multipliaient les manifestations réclamant la libération de certains de leurs membres emprisonnés. Après leur avoir longtemps accordé une totale impunité, l’administration de l’ONU avait finalement décidé d’arrêter quelques ex-membres de l’UCK (dissoute en 1999 et remplacée par une « force de protection civile » militarisée et financée par l’ONU) suspectés d’avoir assassiner des Albanais proches du président Rugova. Cette très partielle levée de l’impunité n’a jusqu’à présent pas concerné les milliers de victimes serbes ou roms dont aucun meurtrier n’avait encore été emprisonné[2]. Cependant, quatre personnes, trois Albanais et … un Serbe, viennent d’être inculpés par les procureurs internationaux en charge de la justice kosovare pour leur rôle dans les émeutes de mars.

 L’autre thème récurrent de la frustration albanaise, qui justifierait les violences à l’encontre des minorités, est le flou qui entoure le « statut final » du Kosovo, qui reste de jure une partie intégrante de la Serbie. L’administration de l’ONU conditionne les discussions sur ce statut final à un meilleur respect des droits humains et de ceux des minorités, ce qu’elle synthétise par la formule « les normes avant le statut ». De diverses sources, ces pourparlers devraient débuter en 2005 et aboutir à l’indépendance du Kosovo. Ces délais sont cependant jugés trop flous par le leadership albanais, qui se plaint que les institutions locales mises en place – dont un gouvernement et un parlement – ne disposent pas d’assez de compétences.

 Chômage et trafics

 Les autres griefs de la population albanaise – représentant près de 95 % de la population du Kosovo contre 80 % en 1999 – concernent la situation économique et l’explosion du crime organisé. Alors que le taux de chômage atteint le chiffre vertigineux de 70 %, le Kosovo est devenu une plaque tournante de toutes sortes de trafics, en particulier de l’héroïne et des êtres humains. Bien que dans des proportions légèrement moins graves, l’autre protectorat occidental de la région – la Bosnie-Herzégovine – connaît des problèmes très similaires. A la différence près que les violences interethniques y ont pratiquement cessé depuis la fin de la guerre et qu’un nombre impressionnant de réfugiés sont rentrés chez eux, notamment dans des zones où leur nationalité est minoritaire.

 D’autres flambées de violence sont à prévoir dans la province. Bien que ses soldats soient fort demandés sur d’autres « points chauds », comme l’Afghanistan ou peut-être bientôt l’Irak, l’OTAN a dû se résoudre à déployer davantage d’hommes au Kosovo et à rétablir des mesures de protection à l’entrée de villages serbes ou roms enclavés. Reconnaissons que, cette fois-ci, la réaction des dirigeants de l’Alliance atlantique a été quelque peu cohérente : le commandant états-unien Johnson, dirigeant les forces de l’OTAN dans le sud-est de l’Europe, s’est rendu à Pristina dès que les troubles ont éclaté et n’a pas hésité à les qualifier de « nettoyage ethnique ». Le nouveau secrétaire-général, le Néerlandais de Hoop Scheffer, s’est dit « totalement déçu » de la réponse des dirigeants albanais à ces événements. Après être restés silencieux pendant les pogroms, ceux-ci se contentent de répéter à l’unisson que seule l’indépendance apportera la paix et la tolérance au Kosovo.

 Quant au gouverneur du territoire, le Finlandais Holkeri, après n’avoir cessé de minimiser l’ampleur des violences, il a présenté sa démission, officiellement pour des raisons de santé. Loin de reconnaître sa responsabilité dans l’état désastreux de son protectorat, une de ses dernières décisions a été de doter le gouvernement local d’un bureau de coopération internationale qui, selon le Premier ministre Rexhepi, est l’embryon du ministère des affaires étrangères et une étape vers l’indépendance . Les Serbes ont évidemment beau jeu d’affirmer qu’il est immoral d’ainsi récompenser le « nettoyage ethnique ». Mais cette décision n’est qu’une confirmation de la politique hypocrite menée depuis plus de dix ans par l’Occident dans la région, où les « droits de l’homme » ne sont utiles qu’à faire avancer ses pions sur le grand échiquier qu’est devenu l’ex-Yougoslavie.

[1] Le 28 avril, la police de l’ONU a publié le rapport de son enquête, écartant toute implication serbe dans la noyade des 3 enfants.
[2] A l’exception d’un suspect dans l’attentat contre un bus en 2001 (11 Serbes tués) qui parvint à mystérieusement s’évader de la prison de la base US de Camp Bondsteel, l’endroit le mieux gardé des Balkans.