Une alliance militaire sino-russe est superflue (pour le moment)

M K Bhadrakumar
16 décembre 2021

Le New York Times a bien compris l’histoire, lorsque son bureau de Moscou a regardé le résultat de la vidéoconférence entre le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping hier et a estimé que les deux principaux adversaires des États-Unis « recherchaient un soutien mutuel dans leurs conflits avec l'Occident mais pas encore une alliance formelle ».

L'alliance sino-russe est aujourd'hui une réalité géopolitique et il faut être daltonien pour ne pas en voir les teintes spectaculaires. Pourtant, ce n'est pas (encore) une alliance militaire. Pour appliquer une analogie occidentale, alors que le partenariat sino-russe a un grand potentiel pour se modeler sur l'Union européenne, ni Moscou ni Pékin ne souhaitent qu’une OTAN eurasienne crée une synergie contre lui.

Les Occidentaux ont un problème de compréhension. Fondamentalement, c'est à cause de leur passé colonial. Pourtant, six États membres de l'UE, qui ont déclaré leur non-alignement avec les alliances militaires, ont montré qu'il y avait une vie en dehors de l'OTAN : l'Autriche, Chypre, la Finlande, l'Irlande, Malte et la Suède. Curieusement, aucun d'entre eux n'a une histoire coloniale sanglante.

Ni la Russie ni la Chine n'ont de passé colonial. Ils ont été des puissances impériales, mais leur grandeur ne vient pas du travail des esclaves ou du pillage des richesses en Afrique, en Asie occidentale ou dans l'hémisphère sud. Cette distinction importante est au cœur de l'énigme géopolitique d'aujourd'hui.

La vidéoconférence Poutine-Xi a eu lieu à un moment crucial de la politique régionale avec des tensions croissantes au sujet de l'Ukraine et de Taïwan. Mais les deux superpuissances estiment qu'en l'état actuel des choses, chaque camp est parfaitement capable de défendre seul ses intérêts fondamentaux.

En fait, de nombreux analystes américains admettent également que les États-Unis ne risqueront pas une intervention militaire en Ukraine ou à Taiwan, non seulement en raison du spectre de la défaite mais aussi des conséquences catastrophiques pour l'ordre mondial. En effet, si des situations conflictuelles éclatent simultanément dans les deux théâtres, cela devient un scénario cauchemardesque pour l'administration Biden.

Dans un éditorial aujourd'hui consacré à la réunion virtuelle Xi-Poutine hier, le quotidien du Parti communiste chinois Global Times a écrit : « Contenir simultanément la Chine et la Russie est une pensée arrogante. Bien que les États-Unis aient un avantage en termes de force, ils ne peuvent écraser ni la Chine ni la Russie. Une collision stratégique avec l'un des deux pays entraînera des coûts insupportables pour les États-Unis. C'est un cauchemar pour Washington quand la Chine et la Russie se donnent la main… Menacer et contraindre une grande puissance est un mauvais choix. Il est particulièrement imprudent de le faire contre deux puissances majeures. Washington devrait apprendre à respecter les intérêts fondamentaux des autres grandes puissances. »

Ainsi, alors que la perspective d'une alliance militaire sino-russe est suspendue comme l'épée de Damoclès, étant donné la trajectoire de la montée en puissance accélérée de la Chine et de la Russie en tant que puissances mondiales, Moscou et Pékin n'auront peut-être jamais besoin de cette épée. Mais la visioconférence Poutine-Xi en était un rappel brutal.

L'administration Biden ne peut pas intimider la Russie ou la Chine. Sur l'Ukraine, sont déjà en train d’apparaître des frémissements de reconsidération de la question. Selon certaines informations, l'administration Biden conseillerait à Kiev d'agir avec retenue, de travailler à l'octroi de l'autonomie aux provinces séparatistes de l'Est de l'Ukraine et de rechercher une solution politique dans le cadre des accords de Minsk (ce qui a également été la suggestion de Moscou.)

De même, derrière la rhétorique, Washington pourrait s'engager avec Moscou en ce qui concerne les « lignes rouges » de cette dernière concernant la poursuite de l'expansion de l'OTAN vers l'est et les déploiements militaires occidentaux près des frontières de la Russie. Le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Ryabkov a transmis aux États-Unis les suggestions de garantie de sécurité de la Russie dans une lettre remise à la vice-secrétaire d'État américaine Karen Donfried qui s'est rendue hier à Moscou.

Pékin est au fait de ces développements. De manière significative, Xi Jinping a tout de même déclaré à Poutine que la Chine prévoyait d'étendre sa coopération avec la Russie et les pays membres de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour soutenir la sécurité dans la région. La formulation exacte du ministère chinois des Affaires étrangères citant Xi est la suivante : « La partie chinoise a l'intention de continuer à développer une coopération flexible et diversifiée avec la Russie et les pays membres de l'OTSC et de défendre la sécurité et la stabilité dans la région. »

Le principal assistant du Kremlin, Yury Ushakov, a déclaré plus tard aux journalistes à Moscou que Poutine et Xi avaient également discuté de "littéralement toutes les questions urgentes et importantes", allant des garanties de sécurité pour la Russie en Europe à la création de nouvelles alliances dans la région Asie-Pacifique.

L'alliance sino-russe ne ressemble à aucune de celles que les États-Unis peuvent aujourd'hui prétendre avoir avec l'un de leurs partenaires occidentaux. Les compte-rendus des propos tenus hier par Xi et Poutine en témoignent. (ici et ici) Le cœur du problème est que l'alliance sino-russe est qualitativement supérieure au système d'alliance occidentale dirigé par les États-Unis dans sa pure contemporanéité.

Washington a du mal à l'égaler, comme le montre le récent faux pas maladroit de l’AUKUS : L'administration Biden a recours au ‘cherry-picking’, à la sélection, et se vante du fait que les États-Unis ont plus d'«alliés» que la Chine ou la Russie ne peuvent en compter.

Le respect mutuel et la confiance mutuelle dans l'alliance sino-russe ont également un impact constant sur la sécurité de la région Asie-Pacifique. Coïncidence ou non, le secrétaire du Conseil de sécurité russe Nikolay Patrushev, accompagné d'une délégation de haut niveau de représentants du ministère russe de la Défense, du Service fédéral de sécurité, du ministère des Affaires étrangères et du Service fédéral de coopération militaro-technique était en visite à Phnom Penh hier. Selon le compte-rendu russe, « ont été discutées les questions de la coopération militaire russo-cambodgienne et des interactions dans la traque antiterroriste. Les parties ont noté que la coopération des structures de pouvoir et des agences et services spéciaux, était l'une des bases des relations bilatérales entre la Russie et le Cambodge. »

Le Cambodge est l'un des voisins les plus proches de la Chine et un partenaire clé de l'ASEAN. La géopolitique du Cambodge est indissociable de la stratégie indo-pacifique des États-Unis. La base navale de Ream sur le golfe de Thaïlande est la plus grande base militaire d'Asie du Sud-Est.

Le 10 décembre, Washington a annoncé de nouvelles sanctions contre le Cambodge, dont un embargo sur les armes pour contrer l'influence de l’Armée populaire chinoise au Cambodge. La visite de Patrushev a eu lieu une semaine plus tard.

L'interlocuteur de Patrushev à Phnom Penh était le général Hun Manet, qui est également le commandant de l'armée royale cambodgienne, le chef des forces spéciales et de la force antiterroriste du pays. Hun Manet est le fils aîné du Premier ministre cambodgien Hun Sen.

En bref, le Cambodge devient un autre exemple de l'alliance sino-russe en action. Un jeu identique se déroule à Vienne sur l'Iran. Cela se passe également depuis un certain temps en Corée du Nord. Et, bien sûr, c'est très évident en Afghanistan.

Le ministre des Affaires étrangères S. Jaishankar a déclaré récemment lors du format ministériel Russie-Inde-Chine (RIC) qu'il était nécessaire que les pays du RIC coordonnent leurs approches sur les menaces de terrorisme, de radicalisation et de trafic de drogue. De toute évidence, même en Inde, qui a été bombardée de ‘spins’ étasuniens sur les retombées négatives de l'alliance sino-russe pour sa sécurité nationale, il y a aujourd'hui une appréciation de cette alliance comme facteur de paix et de stabilité mondiale. Ainsi, le 13 décembre, la Russie, la Chine et l'Inde ont déposé le 13 décembre un projet commun de résolution au Conseil de sécurité sur l'aide à la région du Sahel, où l'intervention occidentale s'est spectaculairement retournée contre elle comme en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et au Yémen.

L'essentiel c’est qu'une alliance militaire devient superflue au 21e siècle, lorsque les objectifs de créer un espace pour un ordre mondial plus démocratisé, garantissant la sécurité et la souveraineté des petits et des grands pays, et de consolider la multipolarité émergente peuvent également être réalisés pacifiquement par la diplomatie. .

Cependant, une mise en garde est de mise. Poutine a partagé avec Xi les suggestions spécifiques de la Russie envoyées à la partie américaine visant à développer des garanties juridiques pour assurer la sécurité russe. Selon un article paru dans l'Izvestia d'aujourd'hui, les principaux problèmes abordés dans la lettre étaient axés sur « les tentatives faites par les États-Unis et l'OTAN pour modifier la situation militaro-politique en Europe en leur faveur ».

C'est là que réside le hic. La question juridiquement contraignante ici est, en effet, de modifier le Traité de l'Atlantique Nord de 1949, qui définit la portée géographique de l'alliance. C'est plus facile à dire qu'à faire, car un consensus sera nécessaire entre les alliés de l'OTAN ainsi que l'approbation du Congrès américain.

En tout cas, le bilan de Washington sur le caractère sacré des traités internationaux est très douteux. Par conséquent, il reste à voir comment tout cela se déroulera. L'alliance russo-chinoise y est inextricablement liée.