Bosnie-Herzégovine
Pensée unique et déni de la réalité dans les cercles européistes
Georges Berghezan
1er octobre 2010

Le 14 septembre, s’est tenu dans un grand hôtel du quartier Schuman (Bruxelles) un séminaire consacré à un nouveau rapport sur la Bosnie-Herzégovine, réalisé par la « méga-ONG » britannique, Saferworld, et sa petite sœur bosno-norvégienne, le Nansen Dialogue Centre Sarajevo.

Basé sur une étude « de terrain » réalisée dans huit villes de Bosnie et d’Herzégovine, un tel rapport – intitulé The missing peace (« La paix manquante ») – était a priori le bienvenu, car l’intérêt médiatique pour ce pays a fortement baissé depuis la signature, il y a près de 15 ans, de l’accord de Dayton qui marqua la fin d’une guerre sanglante. Rappelons que cet accord consacra la division du pays en deux entités, une Fédération croato-musulmane et une République serbe (RS), son occupation militaire par des troupes de l’OTAN remplacées en 2004 par un contingent de l’Union européenne (Opération EUFOR-Althea), et la supervision des autorités civiles par une structure désignée par l’UE, le « Bureau du Haut Représentant » (OHR, selon ses initiales anglaises), bénéficiant de pouvoirs étendus (« les pouvoirs de Bonn ») lui permettant notamment d’annuler et d’imposer des lois, ou de saquer des fonctionnaires et des responsables de l’Etat central et de ses deux entités, sans possibilité d’appel et avec interdiction de tenir des activités publiques dans le futur. Ainsi, des chefs de police, des juges, des ministres et même un Président élu de RS ont été démis de leurs fonctions par les prédécesseurs du HR actuel, l’Autrichien Valentin Inzko.

A juste titre, les représentantes de Saferworld et du Centre Nansen ont noté que la situation, tant économique que politique, s’était dégradée en Bosnie au cours des dernières années. La méfiance et la ségrégation ethnique battent leur plein, encouragées par les leaders de chaque communauté. Les événements violents sont cependant rares, la population se sentant en sécurité et ayant confiance dans sa police. Elle se sentirait également rassurée par la présence d’EUFOR, malgré son absence de visibilité (moins de 2..000 hommes). Parmi les « moteurs de conflit » épinglés, outre la situation économique « difficile » qui pourrait engendre des « troubles sociaux », on trouverait les « politiciens locaux irresponsables et corrompus ». Pour remédier à tous ces maux, les auteurs du rapport préconisent diverses recettes, comme une « stratégie commune révisée de la communauté internationale » envers la Bosnie, un « engagement international » pour imposer des réformes structurelles au pays, un financement accru des ONG par l’UE (« charité bien ordonnée… »), ou un énigmatique « état d’alerte et planification de contingence pour prévenir les conflits violents », dont l’arrière-goût militaire surprend de la part de représentants de la société civile.

Après cette présentation, un trio d’experts, représentant le HR de Sarajevo, la Commission de l’UE et l’ONG Pax Christi, a été invité à réagir. On a pu apprécier le décalage entre l’idéologie de l’UE et le monde du réel quand la représentante de la Commission (DG élargissement) a prôné le modèle belge comme exemple de fédéralisme fonctionnel à enseigner aux politiciens bosniaques ! Après une volée d’éloges empreints d’autosatisfaction, le public – une trentaine de personnes – a pu poser quelques questions. Si l’UE a été légèrement égratignée sur la question de la « libéralisation des visas » (comment se fait-il que les citoyens bosniaques sont toujours astreints à un visa pour pénétrer dans l’espace Schengen, alors ceux de Serbie en sont exemptés depuis le début de l’année ?), la légèreté des commentaires et les oublis du rapport ont incité l’auteur de ces lignes à poser deux questions.

La première demandait pourquoi l’impact de la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo avait été ignoré dans l’évaluation de la stabilité de la Bosnie, alors que le discours des politiciens locaux s’est fortement radicalisé depuis, les élus serbes faisant – sur cette base – valoir leur droit à la sécession, les élus musulmans voulant par contre en finir avec le système décentralisé instauré par Dayton. La seconde question suggérait un lien entre le maintien d’un protectorat de facto depuis 15 ans dans le pays et certains maux dénoncés par le rapport, notamment l’irresponsabilité de politiciens pouvant être démis à n’importe quel moment. Elle demandait également si des mouvements réclamant une réelle indépendance ne finiraient pas, comme déjà au Kosovo, par se manifester.

Le représentant slovène du HR s’est borné à faire valoir que les problèmes du Kosovo et de la Bosnie-Herzégovine n’avaient rien à voir l’un avec l’autre, utilisant à plusieurs reprises l’expression « déclaration coordonnée d’indépendance » pour évoquer celle du Kosovo. Si la manœuvre était effectivement étroitement « coordonnée » avec Washington et Bruxelles, ce jeune loup a préféré ignorer que la Serbie a vivement condamné son amputation et continue à considérer le Kosovo comme sa province méridionale. Petit détail sans importance, sans nul doute. Quant à la seconde question, le représentant néerlandais de Pax Christi a refusé d’y répondre, niant toute forme de protectorat en Bosnie-Herzégovine et défendant l’idée que seul davantage d’interventionnisme de la « communauté internationale » pourrait résoudre les problèmes du pays.

Un chat bosniaque n’est pas un chat kosovar, un protectorat de l’UE n’est pas un protectorat… Beaucoup de contorsions sont nécessaires pour concilier les discours officiels et la basse réalité. Jusqu’au tragique retour de la manivelle… Les historiens rappelleront les glorieuses conséquences du protectorat austro-hongrois sur la Bosnie-Herzégovine il y a moins d’un siècle : c’est à Sarajevo que l’héritier au trône de l’Empire eut le privilège de recevoir la première balle de la Première Guerre mondiale !

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