Le grand jeu des bases militaires en terre européenne
Source : Il manifesto
Manlio Dinucci
30 avril 2006

C’est avec un « dîner transatlantique » offert par le ministre des affaires étrangères bulgare, que s’est conclue vendredi (28 avril), à Sofia, la rencontre « informelle » de l’Otan, à laquelle ont participé les ministres des affaires étrangères des 26 pays membres. Plat de résistance, le thème du « prochain round de l’élargissement », qui sera mieux défini en novembre au sommet officiel de Riga (Lettonie). L’extension de l’Otan à l’est continue donc. Après avoir englobé, en 1999, les trois premiers pays de l’ex-Pacte de Varsovie (Pologne, République Tchèque et Hongrie), l’Otan, en 2004, s’est étendue à sept autres : Estonie, Lettonie, Lituanie (ex-pays de l’Union soviétique) ; la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie (ex-pays du Pacte de Varsovie) ; la Slovénie (ex-partie de la Yougoslavie). A l’heure actuelle, informe l’Otan, l’Albanie, la Croatie et la Macédoine participent à un programme qui les prépare à entrer dans l’Alliance, alors que l’Ukraine et la Géorgie ont exprimé « l’ambition » d’en faire autant.

La conquête de l’Est

C’est Washington qui fait pression pour l’élargissement de l’Otan à l’est. La raison en est claire : cela lui permet de faire avancer ses propres forces et bases vers l’est. Confirmé par le fait que la secrétaire d’état Condoleeza Rice, après sa rencontre « informelle » de Sofia, a signé un important accord officiel (Defense Cooperation Agreement) avec le gouvernement bulgare. Cet accord autorise le Pentagone à utiliser quatre bases militaires bulgares : les bases aériennes de Bezmer, Graf Ignatievo et Sarafovo, et la base terrestre de Novo Selo. Ainsi que le port de Burgas, et un dépôt limitrophe. Formellement ce seront des bases bulgares mises à disposition des forces étasuniennes pour des « objectifs d’entraînement ». Au moins 2500 militaires étasuniens seront présents sur les lieux. L’accord consent en outre aux Etats-Unis d’utiliser les bases pour des « missions en pays tiers sans l’autorisation spécifique des autorités bulgares ». Celles-ci renoncent aussi à exercer le droit de juridiction sur des délits commis en Bulgarie par des militaires étasuniens. Condoleeza Rice revient ainsi à Washington avec un autre accord important dans les mains, après celui conclu en décembre avec le gouvernement roumain : ce contrat autorisait les Etats-Unis à se servir en permanence de la base aérienne de Mihail Kogalniceanu et d’une base terrestre voisine, déjà utilisées par le Pentagone pour les guerres en Afghanistan et Irak. De tels accords concèdent ces bases non pas à l’Otan (et donc aux autres alliés européens) mais uniquement aux Etats-Unis qui peuvent, si nécessaire, les utiliser indépendamment de ce que décide l’Alliance.

Pour comprendre l’importance géostratégique de telles bases, il suffit de porter son regard sur une carte géographique : elles se trouvent à 1500 Kms à peine de l’Irak, l’Iran et la Syrie, une distance qu’un chasseur bombardier peut couvrir en une demi heure environ. Par ailleurs, leur position les rend aptes à des opérations dans l’aire stratégique de la Caspienne et de l’Asie centrale, et permet d’avoir à portée de tirs des objectifs à l’intérieur même de la Russie. C’est pour cela qu’à l’occasion de la signature de l’accord avec la Bulgarie, l’ambassade étasunienne à Sofia a précisé que cet accord « ne prévoit pas le déploiement de systèmes balistiques de missiles US en Bulgarie », ni qu’il y n’ait « aucune intention, plan, ou raison d’installer des armes nucléaires sur le territoire des nouveaux pays membres de l’Otan ». Un message tranquillisant à l’intention de Moscou. Contredit cependant par le fait que, neuf jours avant l’accord sur les bases, on a vu accoster, dans le port bulgare de Varna, le destroyer lance missiles Porter Ddg 78 de la marine Us, armé de missiles Tomahawk à double capacité, conventionnelle et nucléaire. C’est la deuxième fois cette année que le Porter opère en Mer Noire : en février avec les marines ukrainienne et roumaine, en avril avec les géorgienne et roumaine.

La main de Washington

La mise en activité des nouvelles bases Usa en Bulgarie et Roumanie répond à une double stratégie militaire et politique. D’un côté, celle de délocaliser les forces étasuniennes en Europe vers l’est et vers le sud, de façon à utiliser plus efficacement le territoire européen comme tremplin de la « projection de puissance » vers les aires stratégiques d’Asie et du Moyen-Orient. De l’autre, celle de renforcer l’influence étasunienne dans les pays de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Urss. Entre aussi dans ce cadre l’intense activité à travers la quelle les Etats-Unis entendent promouvoir et financer (par des prêts aliénants) la « modernisation » des forces armées des pays de l’est, actuels ou futurs membres de l’Otan, en les dotant de systèmes d’armes étasuniens et en les intégrant dans le réseau de commandement, contrôle et communications du Pentagone.

A travers eux et d’autres systèmes, les Etats-Unis s’allient les pays de l’est, afin de renforcer leur influence dans la région européenne dans la phase critique où, après la dissolution du Pacte de Varsovie et la désagrégation de l’Urss, ils sont en train d’en redessiner les assises politiques, économiques et militaires. Ce n’est pas un hasard si, dans la conférence qui s’est tenue à Sofia après l’accord, Condoleeza Rice a dit que les Etats-Unis « soutiennent fortement les efforts accomplis par la Bulgarie pour entrer dans l’Union Européenne ».

La raison en est évidente : Bulgarie et Roumanie, candidates à l’entrée dans l’UE en 2007, font partie – avec la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie et la Slovénie, déjà entrées en 2004 – de l’Alliance atlantique, sous la direction étasunienne indiscutable et, à travers des accord directs, en viennent à être plus liées à Washington qu’à Bruxelles. Washington s’assure ainsi d’instruments solides pour orienter ses choix politiques et stratégiques.

C’est dans la même stratégie qu’opère la présence militaire des USA en Italie, qui est en train de s’accroître dans la même importance que sa relocalisation vers le sud. Fait confirmé par le transfert de Londres à Naples du quartier général des Forces navales US en Europe. C’est là qu’opère aussi le Joint Force Command de l’Otan, sous les ordres d’un amiral étasunien, qui est en même temps commandant des Forces navales US en Europe et de la Force de riposte de l’Otan. Les forces et structures militaires étasuniennes en Italie, comme celles de la Bulgarie et de la Roumanie, dépendent de l’Eucom (Commandement européen des Etats-Unis), dont l’aire opérationnelle comprend toute l’Europe, une grande partie de l’Afrique et certaines parties du Moyen-Orient, pour un total de 91 pays. Ces forces sont insérées dans la chaîne de commandement du Pentagone et donc hors de tout mécanisme décisionnel des pays dans lesquels elles se trouvent. Ce qu’est leur rôle non seulement militaire mais aussi politique est clairement annoncé par Washington : « Dans la mesure où demeurent en Europe des forces étasuniennes significatives – explique un rapport officiel- le leadership peut être maintenu » (Commission on Review of Overseas Military Structure of United States, 9 mai 2005).

De l’est à la Méditerranée

Voici le nœud politique auquel est confronté le gouvernement Prodi. Le « respect de l’article 11 de la Constitution italienne », affirmé dans le programme de l’Unione, requiert non seulement le retrait des troupes hors d’Irak, mais une politique globale qui décroche l’Italie du char de guerre étasunien. Mais pour ce faire il faut affronter la triple question de la présence militaire US en Italie, du nouveau rôle de l’Otan et du nouveau modèle de défense. L’Italie, même si elle retire ses troupes d’Irak, devra augmenter celles qui sont en Afghanistan dans le cadre du doublement annoncé du contingent Otan, et risque d’être entraînée d’un moment à l’autre dans une autre aventure militaire désastreuse, comme pourrait l’être l’attaque contre l’Iran que le Pentagone est en train de planifier. Cette question est complètement éludée dans le programme de gouvernement de l’Unione, dans lequel on affirme au contraire que notre pays doit être « un allié loyal des Etas-Unis ». Cela signifie-t-il que nous devons donner à Washington une autre preuve de « loyauté », comme celle qui a déjà été donnée par le gouvernement D’Alema ?

Edition de dimanche 30 avril de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/30-Aprile-2006/art56.html

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

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