Note sur le traité secret conclu entre la Belgique et les Etats-Unis en 1971
Source : Forum for Vredesactie
Olivier Corten, Eric David, Pierre Klein, Jean Salmon
4 avril 2003

http://www.vredesactie.be/view.php?lang=nl&artikel=160

1. Le traité conclu en 1971 entre la Belgique et les Etats-Unis est désormais publié sur le site internet de greenpeace (nvdr, ook op deze website). L’analyse de son texte confirme que la décision du gouvernement belge de prêter sans condition son territoire à l’armée des Etats-Unis résulte d’un choix politique et non d'une obligation juridique.

I. Les opérations militaires menées contre l’Irak étant menées en dehors du cadre de l’OTAN, elles sortent du champ d’application du traité de 1971

2. Si le traité de 1971 est un traité bilatéral, il s’inscrit indiscutablement dans le cadre de l’OTAN, comme en attestent les extraits suivants de son préambule :

« Noting the Agreement between the parties to the North Atlantic Treaty regarding the status of their forces, signed at London June 19, 1951 […] ;

Noting the Belgian law of April 11, 1962, authorizing the transit through and stationing in Belgium of troops of nations allied to Belgium under the North Atlantic Treaty » .

L’objectif du traité de 1971 est de permettre aux Etats-Unis d’assurer les déplacements de leurs forces armées en vue de préparer ou de mener des actions militaires décidées conformément au Traité de Washington, comme en atteste encore l’alinéa suivant :

« Considering that the installation, in time of peace, of American depots in Belgian territory is indispensable to permit the operation, beginning upon the declaration of a state of simple alert by the Supreme Allied Commander, Europe, or at a prior time fixed by mutual agreement of the line of communications which is to ensure the logistic support of the American forces stationed in the central region of the Allied Command in Europe for the purpose of achieving the objectives of the North Atlantic Treaty » (nous soulignons).

L’ensemble des dispositions du traité de 1971 doivent donc être comprises comme visant à réaliser les objectifs du Traité de l’Atlantique nord. Le traité précise d’ailleurs en son article 15 que « It shall continue in force [sic] as long as each of the parties is bound by obligations resulting from the North Atlantic Treaty […]»(nous soulignons).

3. Plus précisément, le traité prévoit l’activation de lignes de communication dans le cas d’une « tension internationale », qui résulte d’une « declaration of a state of simple alert » par le Supreme Allied Commander, Europe (SACEUR). Ce type de déclaration conduit les Etats membres de l’OTAN à se consulter pour mettre en œuvre leurs obligations aux termes du Traité et, en premier lieu, celles qui résultent de l’article 5, article qui prévoit l’aide à un Etat membre en situation de légitime défense. La mise en œuvre du Traité de 1971 est donc directement subordonnée à des mécanismes institutionnels propres à l’OTAN.

4. Selon des sources journalistiques , l’accord de 1971 a été révisé en 1994 de manière à permettre aux troupes des Etats-Unis de participer à des opérations qui, sans relever de la légitime défense au sens de l’article 5, se trouveraient placées sous l’égide de l’ONU, comme la guerre du Golfe de 1991 (autorisée par la résolution 678 (1990) du Conseil de sécurité) ou celle de Somalie (autorisée par la résolution 794 (1992) du Conseil de sécurité) en 1992-1993. Le texte de 1994 reprend ainsi la notion de mission « non-article 5 » qui a été retenue dans le cadre de l’OTAN au début des années 1990. Ce renseignement permet de tirer deux conclusions décisives :

- il confirme que l’accord de 1971 était visiblement limité au cadre strict de l’OTAN (qui à l’origine ne s’étendait pas aux opérations militaires « hors zone ») puisque, dans le cas contraire, aucune révision n’aurait été nécessaire en 1994 ;

- surtout, il montre que le seul élargissement possible du traité de 1971 renvoie à des actions militaires conduites sous l’égide de l’ONU ce qui, a contrario, exclut bien les guerres menées en dehors du cadre de l’ONU.

La révision de 1994 confirme donc qu’il est exclu d’appliquer ce traité à des déplacements de matériel visant à conduire une guerre qui aurait été décidée et conduite en dehors de l’ONU comme de l’OTAN.

5. L’article 5 du Traité de Washington a pourtant été invoqué par le Premier Ministre comme justifiant la mise en œuvre du traité de 1971. Monsieur Verhofstadt déclarait ainsi, le 20 mars dernier, que la Belgique serait tenue d’autoriser le transit en raison d’un état de « tension internationale » qui existerait depuis le 12 septembre 2001 « dans le cadre de l’OTAN » , et qui avait mené à une « activation de l’article 5 de l’OTAN » . Ces propos renvoient directement à la décision de l’OTAN d’activer formellement, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’article 5 de son Acte constitutif.

6. Le problème de ce raisonnement est que, en l’espèce, l’opération militaire en Irak n’a absolument aucun rapport avec la légitime défense prévue dans l’article 5 du Traité de Washington. Cette disposition n’établit qu’une obligation mutuelle d’assistance dans le cas de l’ « exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies ». Or, aucun Etat membre de l’OTAN n’a été l’objet d’une agression armée de la part de l’Irak.

7. Par ailleurs, la guerre contre l’Irak ne peut être assimilée à ce qu’on appelle les missions « non-article 5 » qui, depuis les années 1990, permettent à des membres de l’OTAN de mener certaines opérations hors-zone sous l’égide du Conseil de sécurité des Nations Unies (comme cela a été le cas en Bosnie-Herzégovine en 1994-1995). On ne peut donc pas non plus considérer que la guerre contre l’Irak pourrait être couverte par l’extention du champ d’application du traité telle qu’elle résulte de sa révision dans le traité de 1994.

8. On peut dès lors conclure de la manière suivante : ce traité oblige la Belgique à accepter (selon certaines modalités qui restent à préciser) un transit, mais uniquement si celui-ci peut être relié à une opération militaire conforme à la Charte de l’OTAN, qu’il s’agisse du cas classique de l’article 5, ou des missions « non article 5 », qui doivent être conduites sous l’égide de l’ONU. Dans les autres cas, comme celui de la guerre contre l’Irak, ce traité devient tout simplement inapplicable. A supposer même que l’on considère qu’il soit applicable à cette situation, il faut ajouter que le traité de 1971 est soumis à la Charte des Nations Unies, et ne peut dès lors être interprété comme autorisant la Belgique à aider ou assister les Etats-Unis à mener une agression contre l’Irak.

II. Le traité de 1971 ne peut en tout état de cause être interprété comme autorisant une violation de la Charte des Nations Unies

9. L’immense majorité des spécialistes du droit international conviennent que la guerre contre l’Irak n’a pas été autorisée par le Conseil de sécurité et constitue dès lors un acte d’agression incompatible avec la Charte des Nations Unies (articles 2 § 3 et 2 § 4 de la Charte). Or, en application de la Charte de l’ONU, la Belgique a l’obligation de ne pas aider ou assister un Etat qui commettrait un acte d’agression . En application de l’article 103 de la Charte, cette obligation doit prévaloir sur « tout autre accord international ».

10. Rien, dans le traité de 1971, ne laisse d’ailleurs penser que les parties aient entendu déroger aux obligations souscrites dans le cadre des Nations Unies. Au contraire, le traité s’inscrit incontestablement dans le cadre du Traité de Washington, portant création de l’OTAN (v. ci-dessus, point I). Or, ce dernier dispose expressément qu’il « n’affecte pas et ne sera pas interprété comme affectant en aucune façon les droits et obligations découlant de la Charte pour les Parties qui sont membres des Nations Unies ou la responsabilité principale du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales » (article 7). Dans le même sens, les Etats membres de l’OTAN « s’engagent, ainsi qu’il est stipulé dans la Charte des Nations Unies […] à s’abstenir dans leurs relations internationales de recourir à la menace ou à l’emploi de la force de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies » (article 1er). Le traité de 1971 doit donc être interprété conformément à l’Acte constitutif de l’OTAN, et celui-ci ne peut l’être que conformément à la Charte des Nations Unie. Par conséquent, toute interprétation tendant à conclure que la Belgique serait obligée, en vertu du traité bilatéral de 1971, d’aider un Etat agresseur, doit être écartée.

11. Raisonner autrement reviendrait à prétendre, par exemple que si, en exécution du traité de 1971, les Etats-Unis demandaient de passer sur le territoire belge pour mener une action assimilable à un génocide, les autorités belges seraient obligées de s’exécuter !

12. La conclusion serait évidemment absurde, et ce qui vaut pour la prohibition du génocide vaut également pour l’interdiction de commettre une agression. Il existe en droit international une hiérarchie des normes qui empêche clairement d’invoquer un traité bilatéral particulier pour remettre en cause des règles impératives comme l’interdiction de commettre une agression. Le traité de 1971 ne peut donc être interprété comme obligeant un Etat à violer certaines obligations internationales impératives, et en particulier lorsqu’elles sont énoncées dans la Charte des Nations Unies.

III. La différence entre le survol du territoire et le transit de matériel

13. Le Ministre des Affaires étrangères a déclaré avoir accepté le survol de l’espace aérien belge, et que cela relevait « de [s]a responsabilité » . Il n’a pas mentionné à cet égard le traité de 1971. Le Premier Ministre semble avoir confirmé devant la Commission ad hoc de la Chambre, le 28 mars 2003, que le survol du territoire était une question indépendante de ce traité particulier.

14. Ces déclarations indiquent que tout survol n’est pas nécessairement couvert par le traité de 1971, en particulier s’il n’a pas de rapport particulier avec du matériel ou du personnel stationné en Belgique dans le cadre de lignes de communication établies dans le cadre de l’OTAN. Le texte du traité ne prévoit d’ailleurs à aucun endroit un droit de survol indépendant des lignes de communication. Dans ce contexte, la liberté d’accepter ou de refuser le survol ne peut en aucun cas être entravée par le traité bilatéral en cause, à moins de démontrer que ce survol soit intrinsèquement lié à une ligne de communication existante.

15. Dans ces circonstances, on ne peut en tout cas pas prétexter de l’existence du traité de 1971 pour justifier une autorisation automatique de tout survol du territoire belge par des aéronefs des Etats-Unis. La Belgique reste donc parfaitement fondée à accepter ou à refuser ce survol selon les conditions généralement mises par le droit international à cet effet.

Conclusion

16. Les déclarations selon lesquelles la Belgique serait obligée d’accepter inconditionnellement que son territoire soit utilisé en vue d’aider les Etats-Unis visent manifestement à éviter le débat politique en invoquant une argumentation juridique artificielle. Le traité de 1971 ne peut, en droit international, être interprétés en ce sens. A propos de la volonté manifestée par plusieurs partis de réviser ce traité, il convient de s’interroger sur l’opportunité d’une telle révision puisque, comme on l’a démontré plus haut, ce traité ne vise en tout état de cause que les opérations conduites dans le cadre de l’OTAN. Par contre, quel que soit le sort réservé à ce traité, les autorités belges sont internationalement tenues, en application des articles 102 de la Charte des Nations Unies et 80 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, de l’enregistrer (ainsi d’ailleurs que le traité de 1994) aux Nations Unies. Le débat actuel a montré la nécessité d’une publication immédiate et officielle du texte : rien ne justifie que la Belgique effectue des choix aussi décisifs sans possibilité d’un contrôle parlementaire et démocratique plein et entier.


Olivier Corten
Professeur de droit international à l’ULB
Directeur-adjoint du Centre de droit international de l'ULB

Eric David
Professeur de droit international à l’ULB
Président du Centre de droit international de l'ULB

Pierre Klein
Professeur de droit international à l’ULB
Directeur du Centre de droit international de l'ULB

Jean Salmon
Professeur émérite de droit international
Président d'Honneur du Centre de droit international de l'ULB